A la chaleur d'un brasero, on trinque « à l’amitié entre les peuples ! ». La vodka brûle la gorge et réchauffe les âmes. Dans ce morceau de terre musulmane, on s’est accommodé avec le toast solennel et fraternel, l'opium des peuples importé par le grand frère russe. Chaque rasade est entrecoupée de fromage de brebis (bichlik) et de tomates vertes. Autour de la table, il y a Oleg, le guide russe, un des ces « pieds rouges » abandonnés par Moscou, Timour, le jeune Tatar fougueux, Mohlam le Lezghien et Khaled l'Azéri. Tel a toujours été le Caucase, une mosaïque d’ethnies. On l’appelait autrefois « la montagne des langues ». Au carrefour des grands empires, il a longtemps servi de refuge aux peuples insoumis, et, ici, sur les flancs déchirés du Shahdag, on en compte encore une dizaine qui portent le nom étrange de leur village et de leurs langues uniques : Agoul, Kryz, Aliq, Routoul, Tsakhour, Oud, Khinalug, Boudouq, Djakkrys... Dans cette Tour de Babel, le Russe puis l’Azéri ont fini par s'imposer comme lingua franca, mais sitôt entre eux, les montagnards se remettent à parler un sabir mystérieux, sorti du fond des âges.
« Demandez à la plupart de ces peuples de qui ils descendent, ils ne le savent pas ; depuis combien de temps ils habitent leur vallée ou leur montagne, ils l'ignorent. Mais ce qu'ils savent tous, c'est qu'ils se sont retirés là pour conserver leur liberté, et qu'ils sont prêts à mourir pour la défendre », notait, admiratif, Alexandre Dumas, lors de son passage dans la région en 1859.

Le loup blanc

Pour pénétrer le mystère des langues caucasiques, il nous fallait rencontrer Gilles Authier, le Français de la vallée, connu ici comme le loup blanc. Gilles les étudie depuis plusieurs années et connaît ces montagnes et leurs habitants comme personne. Nous l'attendions depuis plusieurs jours auprès de sa tanière après l’ascension du Shahdag. Enfin il arrive. Il est accompagné d’Adigazel, son guide, un Boudouq venu s'installer dans la vallée. Tous deux reviennent des montagnes avec une barbe poivre-sel, couverts de poussière. « Qui est-ce qui vient me déranger ? », lance l'ours mal léché, avant de se raviser. Aussitôt les présentations faites, il saisit notre carte, catégorique : « Elle est fausse. Ici, on a de l'argent pour faire des cartes mais pas pour envoyer quelqu'un sur place », ironise-t-il. Alors il prend un stylo, arpente le relief, trace de nouvelles pistes et en raye d'autres. « Le climat et le relief ont eu une grande importance dans la préservation de ces langues, explique-t-il.

La vallée du Shahdag est ceinturée par une forêt très dense qui a longtemps constitué une barrière impénétrable. On ne s'y aventurait pas. Paradoxalement, c’est l’isolement qui a maintenu tous ces peuples en vie, leur évitant au passage la déportation. »  L'isolement a eu un autre effet : la préservation d'un espace presque vierge, alors qu'une bonne partie de pays court au désastre écologique. Ces paysages merveilleux où alternent épaisses forêts d'érable et de boulots, alpages verdoyants, steppe aride, sommets enneigés, abritent une faune très riche, parmi laquelle des ours et des loups. Adigazel s’amuse de ce qu’un de ses moutons porte des marques de morsures au cou ; il a dû aller le chercher dans la gueule d'un loup. En 1936, un voyageur français nota même la présence de léopards et de tigres. Pour prendre la mesure de cette nature à l’état brut, Gilles nous enjoint de le suivre à la tchaïkhana, derrière la gare de Gouba.