Rêve éveillé à Boudouq

C’est le lieu de toutes les combines. On y tient d'interminables négociations autour d'un thé. Un ballet incessant de 4X4 partent d'ici ravitailler les villages les plus reculés. Adigazel nous transmet une lettre écrite pour son beau-frère, Octaï. Unique viatique pour une destination inconnue. Pendant ce temps, Gilles nous a dégoté un bon vieux Gaz de l'armée soviétique. On s'y engouffre au milieu des caisses de légumes et des sacs de farine. Le camion s’élance et arpente bientôt des pistes aux crevasses monstrueuses. Après quatre heures de ce régime de moujik, l’aoul de Boudouq apparaît au passage d’un dernier col. Un château de sable plutôt, fait de baraques en pisé à l'allure si fragile. L’air vif est comme lavé des poussières de la vallée. Des ânes et des chèvres paissent librement dans cette arche de Noé accrochée aux cimes. A notre arrivée, Octaï nous salue d’un étonnant « Bamadjarhersche » qui roule sous sa langue comme un torrent. C’est un petit homme affable. 38 hivers ont creusé de profonds sillons sur son visage à la patine sombre, comme cuit par le soleil. Il fait au moins dix ans de plus que son âge. Toujours ce même accueil : bichlik, tomates, œufs et confiture, savourés dans l’intimité chaude d’une lampe à huile. Sur l’étagère, une vaisselle de porcelaine tranche avec la simplicité des lieux. La voix d’Octaï perce la pénombre ; ses deux enfants hirsutes l’écoutent sans broncher. « Chaque année après les pluies, il faut colmater les brèches dans les murs, reconstruire. L’hiver, la source est gelée, il fait jusqu’à – 30 °C et les camions ne passent plus. Il faut descendre à cheval 1000 mètres plus bas pour trouver de l’eau. » La route nous ayant arraché toutes nos forces, nous nous laissons aller à un profond sommeil, dans les épaisses cotonnades que les femmes de l’ombre ont déjà préparées.

Au réveil, un soleil délicat caresse le village. Les troupeaux forment des vagues mouvantes sur le pelage fauve des collines. On entend le cri feutré des bergers au loin. Cette nuit, les chiens ont hurlé à l’approche des loups. La maison est gardée par un cerbère, un de ces immenses bergers du Caucase que Marco Polo compara à de « grands ânes ». « La nuit ils protègent le village des intrusions des loups, mais cette année, nous avons quand même perdu une vingtaine de moutons et deux vaches à cause d’eux, se lamente notre hôte, en descendant la venelle. Les loups et la neige sont nos deux principaux ennemis. » Le village se termine par un promontoire rocheux qui domine une profonde vallée. Là, une jeune fille, le foulard noué autour du cou, est assise face au vide. Son regard se perd au loin sur les pics enneigés, comme interrogeant l’avenir. Un avenir fragile. Boudouq est en proie à un mal qui ronge tous les villages de la vallée : l’exode. Alors Octaï s’est mis à chanter un air nostalgique. « Depuis la fermeture du kolkhoze, il n’y a plus de travail, beaucoup partent en ville. A l’époque soviétique on recevait des primes pour faire des enfants. Aujourd’hui c’est fini, on en fait moins. La village a perdu la moitié de ses habitants. »  Et à chaque départ, c’est la langue boudouq qui se perd, l’âme boudouq qui s’effrite. 

En savoir plus :
La tribu perdue des Juifs du Caucase
Article de Michel Tendil

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