Shahdag, la « montagne des langues »
Le Shahdag est une épure de montagne haute de plus de 4000 mètres, perdue dans les confins du Caucase, en Azerbaïdjan. Quantité de peuples y ont trouvé refuge au fil des siècles et continuent de parler un sabir mystérieux. Gravir le Shahdag, c’est remonter le temps. Voyage dans cette extraordinaire Tour de Babel.

C’est un tas de pierres flanqué du buste de Lénine et d’une étoile soviétique. Souvenirs d’empire quelque part à 4235 mètres, sur l’extrémité est du Grand Caucase. L'histoire n'est pas encore parvenue au sommet du Shahdag, la "Montagne du roi". D’ici, rien n’arrête la vue jusqu’au Bazarjuzu, l’autre géant de la région, qui dépasse d’une mer de nuages. Le vent cristallin griffe les visages mais Timour n’en a cure. Le jeune Tatar s'est agenouillé dans la neige et a commencé à murmurer. « La illaha il alla… »

Le Shahdag est la montagne sacrée d’Azerbaïdjan. Protégé par son passe-montagne, Oleg tente de filmer la scène sous les bourrasques. Puis il s'impatiente. « Davaï davaï ! » (on y va, on y va). Nous plongeons alors dans le brouillard avec un matériel d’un autre âge, corde de chanvre et piolets-cannes. A la nuit tombée, le corps fourbu et les vêtements trempés, nous échouons 2500 mètres plus bas, dans le village de Lasa, où Khaled Azizev nous ouvre les portes de sa modeste demeure de bois et de terre. D’ici, 30 km de piste défoncée nous séparent encore du début de la route.
A 37 ans, Khaled est un pur produit de la déroute soviétique. Il était ouvrier à Sumgaït, dans ce qui était alors le fleuron de l'industrie pétrochimique de l'URSS, quelques kilomètres au nord de Bakou, sur la Caspienne.

Ce n'est aujourd'hui que déglingue, poutrelles rouillées, pipelines éventrés, au milieu desquels paissent des moutons apocalyptiques. « En 1995, lorsque l'usine a fermé, j'ai rejoint mon village, mes montagnes. Ici l’air est pur, la nature est sauvage. C’est une autre vie », raconte-t-il de sa voix rauque, offrant à ses invités un large sourire en or. La marque de fabrique des Caucasiens. Bâti comme un lutteur, le regard acéré, il est aujourd'hui l'improbable instituteur du village. Il tient également avec sa famille une petite épicerie qui fournit en denrées, cigarettes et vodka les 129 âmes du village.

Texte : Michel Tendil / Photos : Alexis Amet