Jean René Minelli, guide de haute montagne et auteur de nombreux ouvrages sur la montagne s'apprête à partir fin janvier 2017 en compagnie d'une équipe franco-russe, pour une grande traversée intégrale du Caucase à ski...

Une interview exclusive pour Montagnes Reportages avec la collaboration de Michel Tendil

Crédits photos, infographie et teaser : Jean-René Minelli / Alexey Shustrov / Caucase 2017
Montagnes Reportages : Qui fait partie de l'expédition Caucase 2017 ?

Jean-René Minelli : C'est une équipe de 7 personnes qui a la particularité d'être franco-russe. Il y a trois guides français de haute montagne ; David Marret, Eric Peirera et moi, puis les deux guides russes, Alexey Shustrov et Konstantin Zazdravnykh. On a aussi une petite équipe médicale avec Betty Schadt, ma femme, qui est infirmière et Laurent Niefenecker, kiné ostéo.

Qui a eu l'idée de cette traversée ?

C'est moi. Depuis 2012, je cherchais quelque chose à faire ayant une logique ski. C'est tellement chouette de faire des grandes traversées. Je me posais souvent cette question, qu'est-ce que je pourrais faire d'autre après avoir traversé à skis les Pyrénées et les Alpes en hiver ?

Il y a plein de chaînes de montagnes dans le monde, l'Himalaya, les Andes..., mais le ski y est souvent fractionné parce qu'il n'y a pas assez d'enneigement dans les vallées. J'ai trouvé que le Caucase se prêtait très bien à une traversée à ski et qu'il avait à peu près les mêmes caractéristiques que les Alpes, certes avec 700, 800 m plus haut. Je me suis donc penché sur le sujet et je me suis rendu compte qu'il y avait eu très peu de fréquentation à skis sur les grands raids dans le Caucase. Très peu de gens y entreprennent des grandes traversées, à part dans les zones bien connues et bien équipées tel que l'Elbrouz et du Kazbek.

Comment as-tu connu le guide Alexey Shustrov ?

En faisant des recherches sur Internet en 2013, j'avais trouvé le film du suisse tessinois Mario Casella sur sa traversée du Caucase, « Entre deux mers sur deux skis ». Il l'avait fait avec le guide russe Alexey Shustrov. J'avais regardé le film avec intérêt mais sans trop comprendre vraiment ce qu'ils avaient fait. Ils sont partis deux mois, tard en saison. Ils ont fait des grands détours. Il n'y a pas beaucoup d'enneigement. On ne les voit pas avec des gros sacs et ils ne font pas de bivouacs, c'était très étonnant.

J'ai alors contacté Mario Casella pour lui dire que j'aimerais bien le rencontrer, voir un peu ce qu'ils avaient fait. Mario m'a alors dit que c'était Alexey Shustrov qui avait tout organisé. J'ai alors contacté par email Alexey et un quart d'heure après j'avais une réponse. Depuis, Alexey est venu plusieurs fois chez nous. Il nous a invité aussi chez lui au nord de Saint-Pétersbourg.

Présente nous Alexey...

Alexey a une grosse agence d'une vingtaine de guides à Saint-Pétersbourg. Il est un spécialiste des hauts sommets de toutes les régions proches de la Russie. A son actif, il a plus de 21 sommets de plus de 7000 m. En 1986, il a reçu le titre du « Léopard des neiges ». (rires). En plus du Caucase, il fait pas mal d'explorations dans l'Oural polaire. Il fait aussi de la raquette, du trekking dans les zones de plaines ou du canoë... C'est quelqu'un de très polyvalent.

Qu'est-ce qui a donc motivé Alexey à dire oui à ton projet alors qu'il avait déjà fait une traversée ?

La première chose qu'Alexey m'a dite quand je lui ai parlé de mon projet : « Moi, ce qui m'intéresse avant tout, c'est de faire l'intégrale ! ». Lors des premières discussions avec Mario et Alexey, je me suis rendu compte en fait qu'ils avaient seulement fait une traversée partielle. Ils n'avaient pas du tout fréquenté toute la partie est. Ils ont été obligés de faire des grands détours parce qu'à l'époque la situation géopolitique était beaucoup moins bonne que maintenant. Ils ont donc fait une première traversée du Caucase mais pas vraiment sous le même esprit ni avec la même ambition que l'intégrale qu'on souhaite faire.

As-tu déjà une connaissance des lieux ?

(rires) Non, je n'ai aucune connaissance du Caucase. Mais c'est d'ailleurs ça qui m'intéresse. D'une manière générale, je connais très bien mon massif des Alpes mais je fais 70 % de mon travail de guide sur des terrains que je ne connais pas. C'est vrai que je ne vais pas à l'autre bout de la terre pour ça. Mais ça me motive beaucoup de découvrir des nouveaux massifs, des nouvelles faces, des nouveaux vallons...

Comment avez vous défini l'itinéraire de la traversée ?

Alexey est venu à la maison et on a passé 4 jours à faire l'itinéraire. C'était la première fois qu'on était vraiment longtemps ensemble. On s'est bien marré et on a confronté notre façon de voir. Maintenant, on est assez proches, en tout cas suffisamment pour penser qu'au niveau relationnel, organisationnel et technique, on est au point.

On a donc fait l'itinéraire entièrement sur Google Earth car les cartes n'étaient pas suffisamment précises pour qu'on trouve des hébergements. On a aussi téléchargé des cartes militaires russes qui étaient accessibles sur Internet. On les a ensuite importées dans Google Earth. On avait donc la 3D plus les courbes de niveaux.

On était aussi souvent dans des discussions pour savoir si on prendrait les cols d'altitude ou cette fameuse grande vallée parallèle à la ligne de crêtes puisqu'au nord du Caucase il y a des piémonts. En fait, cette vallée sera un peu le plan B qu'on utilisera si les conditions météo ou nivologiques sont vraiment difficiles. Mais ça ne se fera qu'à partir du moment où on sera en Russie.

Parmi vos 71 étapes, 6 se feront à vélo... Tu peux m'expliquer ?

Oui, comme tout n'est pas enneigé, on va prendre des vélos. Pour se mettre dans le bain, on va commencer par se faire 4 jours de vélo en partant de Bakou jusqu'au pied du Bazardüzü. Après on aura une autre journée de vélo pour passer la frontière Azerbaïdjan-Géorgie parce qu'il faut absolument qu'on passe par le poste-frontière. Le dernier jour en vélo sera pour descendre sur Sotchi.

Qu'est-ce que t'apporte cette grande traversée par rapport à tes précédentes ?

Ce qui m'intéresse dans cette nouvelle traversée, c'est le long cours. J'aime m'immerger longtemps dans la montagne pour m'extraire des vicissitudes de la vie, j'aime vivre dans l'élément montagne, les glaciers, les forêts, les basses vallées, et les gens qui y habitent de façon pleine.

En fait je suis passionné de mon métier et je suis souvent en montagne. Mais ce qui m'est difficile, c'est de rentrer et de reprendre le rythme trépidant de la vie. J'adore aussi explorer. C'est vrai qu'il n'y a plus beaucoup d'endroits maintenant que l'on peut explorer. Le ski est vraiment pour moi l'outil du voyage en montagne. Je réunis là tout ce qui m'intéresse le plus : la relation, l'exploration, l'engagement et la durée.

En terme de logistique, qu'est-ce qui va changer ?

Dans les deux précédentes grandes traversées des Alpes et des Pyrénées, on s'était contentés de faire des dépôts de nourriture dans les vallées à des points de rendez-vous. On avait à peu près sur le dos 6, 8 ou 10 jours de nourriture suivant les cas avec un matériel assez léger du genre, juste un duvet et un réchaud. On tapait donc dans nos réserves à chaque dépôt. Dans le Caucase, ce ne sera pas possible parce qu'on ne peut pas y aller avant, c'est compliqué. On peut aussi difficilement le demander aux gens comme je l'ai fait à certains endroits, notamment en Géorgie.

L'idée est qu'il y aura une voiture suiveuse qui va faire l'ensemble de la traversée. Il y aura trois prestataires ; un azéri, un géorgien et un russe. Dans cette voiture, il y aura de la nourriture, du matériel, de la pharmacie, toute la logistique nécessaire. On sera aussi en liaison téléphone satellite avec cette voiture. Elle nous rejoindra tous les 4 jours environ mais il se passera parfois 12 jours sans qu'elle puisse nous rejoindre. Tout ça permettra d'anticiper et de limiter les portages. Lorsqu'on n'aura pas besoin de tentes par exemple, on les laissera dans la voiture et on les récupèrera un peu plus loin.

On a essayé de se limiter dans le portage mais certaines fois, on va être obligés de tout avoir sur le dos pendant plusieurs jours. On a gardé une petite partie professionnelle pendant la traversée en faisant une proposition à nos clients d'une douzaine de jours de ski autour de l'Elbrouz. On va se partager ces clients entre guides. On a organisé un raid pas trop exigeant avec une seule nuit sous tente, du portage amélioré, des jonctions par les routes et un accès facile puisqu'il y a un aéroport pas très loin de l'Elbrouz.

Et pour vos étapes journalières ?

On essaiera de faire une moyenne quotidienne d'à peu près 20 km skiés sur 1300 m de dénivelé, ce qui est assez raisonnable. Ça fera en tout 1425 km skiés sur 87 000 m de dénivelé. C'est bien évidemment une moyenne car il y aura des jours où on fera des petites étapes et d'autres sans doute où on fera des étapes plus longues. Tout dépendra bien sûr des conditions.

On sera un peu plus exigeant que sur les Alpes et les Pyrénées parce qu'on n'aura pas de clients réguliers. Accueillir toute la semaine des gens qui arrivent de leur bureau et qui se retrouvent tout de suite dans une équipe rodée qui tourne un peu fort, c'est un peu dur pour eux, et on avait vraiment fait attention à s'adapter.

Dans notre traversée du Caucase, on a été obligés parfois d'allonger des étapes parce qu'on avait peu d'hébergement skiable. Mais on essaiera quand même de les utiliser et les valoriser. On restera malgré tout 26 nuits sous tentes.

Quels ont été les critères de choix des pays que vous allez parcourir ?

On a choisi l'Azerbaïdjan, la Géorgie et la Russie parce qu'ils semblaient les moins compliqués. On évite le Daghestan car on nous a donné des directives de ne pas trop s'approcher de la frontière. Nous avons l'obligation de passer les postes-frontières dans les vallées. On a aussi demandé une autorisation exceptionnelle pour la traversée du Mont Kazbek entre la Géorgie et l'Ossétie du Nord. Pour le moment nous ne l'avons pas.

L'idée est de ne pas faire de coupure et passer par le sommet du Kazbek si les conditions le permettent, puis redescendre sur le versant russe dans l'Ossétie du Nord. Si nous n'avons pas l'autorisation, on fera un aller-retour au sommet du Kazbek, et puis on passera par le poste-frontière classique.

Comment allez-vous gérer le passage de la Géorgie à la Russie ?

Déjà, il faut être possesseur d'un visa. Mais il y a aussi beaucoup de permis internes. Alexey a donc fait en sorte que l'événement soit connu par les fédérations de montagne et les gouvernements pour qu'ils soient au courant de nos intentions. Il a demandé les permis et a eu des réponses pour certains, mais pas pour tous. Ça fait longtemps qu'il travaille dessus. On n'est pas encore partis et les choses se débloqueront peut-être au fur et à mesure.

Quand on passe la frontière avec des skis, faut-il toujours en référer aux autorités ?

Qu'on soit à pied, à ski ou en vélo, il faut toujours avoir une autorisation spéciale pour rentrer dans les montagnes. Mais les postes-frontières peuvent aussi nous refouler pour des raisons x ou y. On est donc assez dépendants d'un refus, d'un papier pas complètement en règle. Alexey est très connu là-bas et il aura un énorme rôle de diplomate. J'avais eu des correspondances par email de personnes qui me disaient que je n'arriverais jamais avoir certaines autorisations. Je leur répondais alors qu'on serait avec Alexey Shustrov « Ah...! Alors si vous êtes avec lui, ça marchera !» Alexey est « Monsieur Caucase.»

A quoi ressemblent les refuges caucasiens ?

Il y a plusieurs types de refuges. Quelques bâtiments météorologiques en Azerbaïdjan, Géorgie et Russie ont été transformés en refuges. Il y a aussi des refuges de clubs de montagne dans les vallées, qui sont assez répandus dans tous les pays. Et en Russie, il y a aussi des camps d'alpinisme qui datent de l'époque soviétique, installés vers 2000 m d'altitude. Certains camps fonctionnent encore. Ils sont accessibles en voiture ou en chenillette en hiver. D'après ce que j'ai compris, les bâtiments ne sont pas en super état, mais on peut s'y reposer, se chauffer, il y a même des douches. Donc, on alternera entre ces trois types de refuges.

Concernant la gestion de la météo et des avalanches dont le risque est important dans le Caucase, comment envisagez-vous les choses ?

Par rapport à l'exploration, ce qui nous intéresse est de faire le pari de partir sans prévisions météo, sans routeur météo et sans prévisions nivologiques. L'idée, c'est de dire que l'expertise sera la nôtre.

C'est un peu ambitieux mais en même temps, c'est quand même bien l'esprit aujourd'hui des nivologues un peu branchés du moment. De dire qu'on fera des observations simples sur des fondamentaux de la nivologie et de la météo. On a quand même des éléments de choix qui sont souvent de qualité et souvent plus performants qu'un BRA (Bulletin du Risque d'Avalanche) qui se veut très précis mais qui n'est pas toujours applicable sur des grands territoires.

On va essayer de faire ça d'une façon un petit peu scientifique, tous les jours peut-être 2, 3 fois si c'est nécessaire. On fera une évaluation locale du risque avec des petits outils, des grilles...

On va aussi essayer de trouver quelqu'un de l'extérieur qui fera à distance une sorte d'expertise pour qu'après, on fasse du double aveugle. A la fin on regardera si nos propres expertises sont un peu en phase avec ce qui aura été expertisé de l'extérieur. Mais tout ça n'est pas encore au point et je ne sais pas si on va pouvoir le faire. Je suis en discussion à ce sujet avec Alain Duclos.

Vous avez commencé à suivre la météo ?

Oui. On observe les phénomènes météo sur le Caucase depuis trois mois. On regarde comment il neige, quels sont les vents de beau temps, de mauvais temps, quels sont les vents froids et chauds.

Actuellement il fait assez froid et il y a pas mal de neige, le vent du beau temps c'est le sud-ouest qui vient de Turquie. Récemment les températures que l'on a observées à l'Elbrouz sont hyper froides, il faisait -35°. Mais c'est normal, on est au cœur de l'hiver.

Avec quels moyens techniques allez-vous progresser ?

On aura les classiques et traditionnels carte-papier-boussole-altimètre, et également un tracé sur fond photo avec des applications sur smartphone, et des photos et cartes selon les endroits. C'est de plus en plus courant. Les premiers qui ont montré qu'on pouvait utiliser les smartphones dans les grandes traversées sont les gars du GHM pendant leur traversée de la cordillère de Darwin au Chili. Ils ont tout fait avec des smartphones.

Après l'enjeu est d'avoir l'énergie suffisante pour faire fonctionner tout ça. Mais avec des batteries et des systèmes de charges, on y arrive. On aura aussi bien sûr des DVA, un téléphone satellite comme je l'ai dit, ainsi qu'une balise de géolocalisation iridium en cas de problème.

Qu'emmenez-vous comme type de skis ?

On emmène des skis tout neufs de notre partenaire Dynafit. Ce seront des skis modernes larges et légers, assez courts, de 100 au patin qui sont bien pour tracer quand on est chargés. Dans la voiture, on aura aussi deux paires de skis de rechange et des pièces en cas de casse. Mais l'idée est d'être très vigilant pour que cela dure. Lors des autres traversées, on a fait durer notre matériel du début jusqu'à la fin.

Vous allez faire quelques sommets à ski ?

L'idée est de faire les plus hauts sommets skiables de chaque pays : le Bazardüzü 4466 m en Azerbaïdjan, le Kazbek 5047 m en Géorgie et l'Elbrouz 5642 m en Russie. Ce sont donc les trois sommets en altitude skiables. On ne fera pas le point culminant de la Géorgie parce qu'il n'est pas skiable et puis parce qu'il est un peu désaxé par rapport à notre itinéraire. Après, l'esprit de ces grandes traversées, c'est d'abord faire de la distance. Mais s'il y a un sommet en condition sur notre passage, on le fera très certainement.

De toute façon, je pense qu'on va faire énormément de petits sommets secondaires, notamment dans toute la première moitié Azerbaïdjan-Géorgie où c'est une succession de sommets sur des lignes de crête.

Quelle place accordes-tu à l'amitié franco-russe ?

C'est d'abord un pari relationnel. Vu les différences de culture, notre expédition ne pourra marcher que si on est dans une démarche d'amitié et de respect mutuel. Nous sommes allés 15 jours en Russie à Saint-Pétersbourg, c'était la première fois que j'y allais. J'ai été assez séduit par la mentalité et j'ai trouvé les gens très accueillants. C'était donc plutôt une bonne impression.

Je pense que d'arriver avec une équipe internationale, enfin du moins russe et française, ça peut être aussi un moyen d'ouvrir un peu les portes, bien qu'en Georgie, les Russes ne sont pas toujours très bien vus. Mais bon...

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Interview au retour de l'expédition (juin 2017)
 
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