Cet été, une petite équipe de marins et alpinistes est partie explorer en voilier le plus grand fjord du monde sur la côte est du Groenland, Scoresby Sund.
Une navigation musclée, des bivouacs en parois qui se sont prolongés mais une très belle aventure pour tous.

La navigatrice Isabelle Autissier et le guide de haute montagne et professeur à l'ENSA, Philippe Batoux, nous racontent leur périple...

Une interview exclusive pour Montagnes Reportages
Crédit photos : Philippe Batoux

Montagnes Reportages : Quels étaient les membres de cette expédition ?

#Isabelle Autissier : En marins permanents, il y avait donc moi, Olivier Mesnier, un copain commandant de la marine marchande, un gars solide ! Il était déjà venu avec moi lors du tout premier voyage que j'ai fait avec ce bateau en Antarctique avec Erik Orsenna. Ensuite j'ai eu des équipages de copines qui ont tournés. Les deux alpinistes étaient Philippe Batoux et Enzo Oddo, ce jeune prodige de 20 ans, qui s'est d'ailleurs très bien adapté au bateau. Dod (Lionel Daudet) devait venir mais il s’est malheureusement blessé quelques semaines avant le départ.

Comment s'est passée la traversée jusqu'au Groenland ?

Nous sommes partis le 3 juillet de Troon en Écosse car mon bateau Ada II est là-bas en ce moment. La traversée s'est très bien passée même si à l'aller, les amis se sont fait un peu secouer les puces ! On a fait un premier stop aux iles Féroé et on a ensuite attendu 24 heures pour avoir du vent.

Après, on a eu un super vent de travers qui nous a amenés à peu près jusqu'en face du fjord Scoresby Sund. Je savais qu'on était tôt en saison mais pour entrer dans le fjord, on a « miséré » dans la glace, et quand je dis « miséré », c’est qu’on se retrouvait dans des trous qui faisaient 5 m². On poussait, on tirait, on avançait... J’avais emmené une grande perche à bord pour repousser la glace. On est quand même arrivés sains et saufs au village d’Ittoqqortoormiit à l'abri dans le fjord.

On s'est dit, c'est bon, maintenant logiquement tous les ans, la glace se retire petit à petit et à partir du mois d'août il n'y a quasiment plus rien. Il fait beau, c'est anticyclonique, sauf que... cette année était exceptionnelle. La glace, non seulement ne s'est pas retirée, mais en plus, elle s'est accumulée parce que ça débâclait plus vite. Les gens du village disaient qu'ils n'avaient jamais vu ça. En plus, des vents nord-nord-est nous ont fait descendre et rentrer dans fjord.

Pendant un mois et demi, on n'a quand même pas tout le temps bagarré dans la glace. Dans le fond du fjord où l'on a déposé les alpinistes, ça allait bien car il n'y avait pratiquement plus de glace. Mais dès qu'on cherchait à revenir pour déposer les gars à l'avion ou pour aller au village, c'était chaud bouillant !

On s'est vraiment battus à chaque fois. On s'est même retrouvés bloqués une journée et demie à ne plus pouvoir avancer ni reculer. On a dû faire deux fois des chargements d'équipages par hélicoptère. D'habitude, il reste un peu de glace, et c'est tout à fait gérable, mais là c'était vraiment une année exceptionnelle. C'était de la belle bagarre et côté glace, on a été bien servis !

Quels étaient les objectifs ?

Nos objectifs de marins et d'alpinistes étaient déjà d'aller dans un endroit que l'on ne connaissait pas. Scoresby Sund est le plus grand fjord du monde. Ill fait partie de l’histoire avec entre autre Charcot qui y est venu de nombreuses fois. C'est un endroit très intéressant et très impressionnant. Sur toute la côte sud du fjord est, on trouve de la haute montagne, c'est vraiment beau.

Avais-tu déjà navigué dans ce coin ?

Pas du tout. J'étais déjà allée avec des copains sur la côte ouest du Groenland qui n’a rien à voir avec la côte est. La côte ouest est beaucoup plus facile d'accès. On y trouve les grandes villes et il y a plus de monde, c'est vraiment différent. Sur la côte est, le premier village le plus près d'Ittoqqortoormiit est à 800 km. Ittoqqortoormiit est un village complètement isolé.

Vous avez croisé quelques bateaux ?

On a croisé deux bateaux islandais qui faisaient un peu de charter là-bas. Et on a plus ou moins croisé - parce qu'en fait on a vu que leur Zodiac - un anglais qui était monté dans le coin. C'est tout ce qu'on a vu en deux mois.

La navigation a donc été ardue ?

Oui et c’est ce qu'on a fait certainement de plus dur en matière de glace. L’Antarctique à côté, c'était un jeu d'enfant ! Là, c'était vraiment très serré et très compact. On faisait un demi-mile... un mile dans la journée avec tout le temps un gars dans la barre des flèches et un autre à l'avant qui poussait la glace avec la perche. De ce point de vue-là, c'était super intéressant.

Cette vigilance vis-à-vis de la glace se faisait 24h/24h ?

Là-bas à cette époque il fait jour tout le temps et heureusement, parce que je ne me serais pas vu là-dedans en pleine nuit ! Quand on est repartis fin août, il faisait sombre pendant 2 ou 3 heures mais il ne faisait pas encore complètement nuit. Nous sommes donc partis juste au bon moment.

Avez-vous observé de la faune ?

Comme il y avait beaucoup de glace, on a vu exceptionnellement deux ours blancs, c'était magnifique. Ce sont quand même des animaux qui deviennent rares. On a aussi vu des phoques. Les animaux sont en général très méfiants dans le nord et dans le sud ils sont chassés. Dans le village d’Ittoqqortoormiit, ils chassent le phoque, le narval,... mais pas beaucoup car ils doivent respecter certains quotas.

L'ombre de Dod planait-elle sur le bateau ?

Ah ben oui, quand même un peu ! C’est sûr qu'il aurait beaucoup apprécié et ça aurait été vachement sympa qu’il soit avec nous. Je me disais dès fois, ce truc-là… ça aurait plu à Dod ! Après, ce n’est pas dramatique et ce n'est que partie remise. On s'est appelés en rentrant et je pense que l'on va trouver quelque chose à faire ensemble l'année prochaine.

Montagnes Reportages : Tu étais déjà allé au Groenland ?

#Philippe Batoux : J'avais déjà grimpé dans le sud du Groenland au cap Farvel. J'avais fait une voie qui s’appelle Moby Dick.

Tu connaissais déjà Enzo ?

Non, je ne le connaissais pas du tout. Dod a rencontré Enzo lors du dernier rock trip Petzl en Grèce. Il lui a parlé du projet au Groenland et ça branchait Enzo. On s'est juste rencontrés à Chamonix un petit peu avant de partir.

Ça s'est bien passé au Groenland. Enzo est très motivé. C’est un jeune qui est vraiment hyper doué et c’est un très fort grimpeur. Mais ayant plus d'expérience, je lui donnais des conseils à certains moments.

Qu'avez-vous fait comme voies ?

Le premier endroit où nous sommes allés est une belle aiguille, le Grunvikkenkirken (1882m). On a essayé d'ouvrir une voie dans sa face sud-est, un big wall avec une face de 1200 m. On a fait une première tentative dans une zone qui était vraiment trop lisse et sans fissures. Comme on ne voulait pas mettre de spits pour progresser, on a abandonné. On est donc allé dans un autre endroit qui nous a ramené un peu plus sur la gauche. Là, il y avait déjà une voie ouverte par des suisses en 2010. On a donc finalement attaqué une voie dans un dièdre magnifique qu'on a remonté sur quatre ou cinq longueurs. Après, la logique était de revenir dans la voie qui avait été ouverte.

Apparemment la météo n'était pas au top ?

D’habitude à cette époque au Groenland, il fait super beau. Les gens là-bas disaient qu'en août, il pleut un jour maxi. Mais on a vraiment eu une météo pourrie avec beaucoup de journée de pluie, de vent et même de la neige... Au Grunvikkenkirken, on a pratiquement passé 35 heures dans le portaledge à attendre que ça se dégage. C'était assez frustrant d'avoir un tel potentiel de choses qui nous faisaient rêver et d’être bloqués sous la tente.

A priori, l'anticyclone sur l'Europe repoussait les perturbations sur l'Islande et le Groenland. C'est ce même anticyclone qui est resté à Chamonix pendant 40 jours et qui a donné dans les Alpes du très beau temps. Ce n'était donc hélas pas la meilleure année pour aller grimper au Groenland.

Comment se passait la logistique pour les déposes en bateau ?

Quand Isabelle nous a déposés pour qu’on aille grimper au Grunvikkenkirken, on est restés sur place à peu près deux jours. Ensuite elle nous a récupérés et nous a redéposés dans une vallée où je pense que rien n'avait encore été grimpé. On voyait sur la carte des courbes de niveaux raides mais il n'y avait aucun nom de sommet. D'ailleurs j'avais fait des recherches pour savoir ce qui avait été fait dans cette vallée et je n'avais rien trouvé. On a donc fait trois voies. Une première voie facile, pour monter et voir ce qu'il était possible de faire dans le secteur. Ensuite, on a fait un big wall de 600 m à peu près, et on est restés quatre ou cinq jours dedans. Ensuite, on a refait un autre pilier au-dessus du camp dans la même aiguille que l’on avait faite à la journée. C'était vraiment très beau avec un granite génial.

Vous étiez bien chargés ?

Oui. On avait tout l'équipement nécessaire pour le big wall. C'était ultra lourd et on était obligés de faire plusieurs portages. On allait au pied des parois en deux ou trois fois.

As-tu repéré des cascades à faire là-bas ?

Je pense qu'il doit y avoir un potentiel pour faire de la cascade là-bas l'hiver. On a vu pas mal de cascades dans les fjords. Par contre l'hiver, il faut trouver la bonne période, parce qu'il y fait toujours nuit. A 71° Nord, le climat doit vraiment terrible, il doit faire ultra froid.

Y-a-t’il ces dernières années un attrait de l'escalade au Groenland ?

Je pense qu'il y a vraiment un développement de l'escalade dans le sud du Groenland qui est beaucoup plus accessible grâce à l’aéroport assez conséquent de Narsarsuak. A partir de certains petits villages comme Nanortalik, on peut facilement prendre un petit bateau et se faire déposer dans le fjord pour aller grimper. De plus en plus de voies sont faites. Régulièrement maintenant, des gens vont grimper au Suikarsuak ou dans d’autres coins. Des big wall avec la mer plate en-dessous, c'est vraiment dépaysant et dément.

Seras-tu de la prochaine expédition en 2016 avec Isabelle et Dod ?

Je ne sais pas encore comment je peux me libérer l'an prochain car je dois m'organiser au niveau professionnel et familial. C'est un peu compliqué. Mais c'est vrai que j'aimerais bien retourner dans ces endroits-là l'année prochaine ou découvrir la Terre de Baffin. En avion, j'ai survolé une bonne partie de la côte est. Cette chaîne de montagne est incroyable. On y voit tout le long des zones de big wall et des montagnes qui ressemblent à nos Alpes. C'est vraiment extraordinaire. Il y a vraiment un énorme potentiel au Groenland.

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