Le colonel Blaise Agresti a occupé des fonctions prestigieuses de commandement au sein de la Gendarmerie de montagne : Patron du PGHM(1)de Chamonix, Patron du CNISAG(2), Conseiller technique national, Expert du secours en montagne... Il est maintenant responsable départemental pour les gendarmes des Pyrénées orientales.

Une interview exclusive pour Montagnes Reportages
Crédit photos : Blaise Agresti (sauf mentions contraires)

Montagnes Reportages : Quel est ton parcours d’études ?

Blaise Agresti : Après le bac, je suis d'abord rentré en classe prépa scientifique au lycée militaire d’Aix-en-Provence pour préparer l’école spéciale militaire de Saint-Cyr. Après les 3 années à Saint-Cyr, selon le classement, on peut choisir de rester dans l’armée de Terre ou de s'orienter vers la Gendarmerie, ce que j'ai fait. Je suis donc parti à Melun pour suivre la formation des officiers de la Gendarmerie pendant une année. Ensuite, j‘ai été affecté à Annecy pendant deux ans puis, en 1998, j’ai rejoint le PGHM de Chamonix.

Tu as passé le guide après ?

Oui, lorsque j’étais au PGHM. J’avais la liste de courses qu’il fallait pour le faire à ce moment-là - en toute modestie - « sans trop d’efforts », c'est à dire dans la dynamique de mon métier et de l'entraînement du moment. J'étais dans des conditions favorables et nous étions aussi bien préparés par la Gendarmerie. J’ai donc pu le passer juste avant de commander le centre national de formation des gendarmes de montagne quelques temps après.

D’où t’est venu tout jeune déjà, cette ferveur intense pour la montagne ?

Probablement du côté de mes parents, passionnés de montagne et d'alpinisme. Ma mère a ses racines familiales dans les Hautes-Alpes, vers Gap. Mes parents se sont rencontrés au GUMS(3)d’Aix-en-Provence. On était dans la belle époque des années 60 et il y avait plein de gens très dynamiques dans ce groupe. Ils ont fait leurs premières courses, quelques expéditions. Mon grand-père paternel, issu de l'immigration italienne, cordonnier et mineur, adorait aussi la montagne. Très vite, la passion de la montagne a formé le parcours de mes parents et m’a forcément bercé quand j’étais très jeune car j’ai vécu et pratiqué la montagne à travers eux. Avec ma sœur, ils nous emmenaient partout. On a même habité trois ans en Californie et découvert des endroits exceptionnels.

Le drame

Mon père était au petit séminaire d’Aix-en-Provence quand il a vécu à douze ans un premier drame en montagne qui a conditionné toute son existence. Il est allé grimper à Sainte-Victoire avec son camarade Félix qui était dans la même école, mais ils n’étaient pas du tout équipés du matériel pour faire cette voie qui était du 4 sup à l’époque il me semble. Félix a aidé mon père en lui jetant un pull pour l'aider à franchir quelques difficultés et ce qui devait arriver arriva, Félix a perdu ses moyens. Il est tombé et s’est tué sur le coup. Mon père s’est alors retrouvé dans un dernier passage technique à se tenir grâce à un doigt passé dans un piton. Il serait aussi tombé si des gens du Club Alpin qui passaient sur la crête au-dessus ne lui avaient jeté un bout de corde. Cela a été sa première expérience d’escalade.

Quel a été par la suite le parcours vertical de ton père ?

Mon père va devenir guide en 1966 je crois, vers l’âge de vingt ans. Par la suite, il va être prof à l’ENSA(4) pendant une dizaine d’années et sera un grimpeur de talent. Avec ma mère, ils feront ensemble de nombreuses grandes courses, des premières.

Le drame qu’a vécu ton père t’a-t-il influencé plus tard dans ce que tu voulais faire professionnellement ?

C’est sûr que c’est un élément assez fondamental qui revient souvent dans l’histoire familiale. Il a dû surmonter ce drame qui restera toujours très important dans son parcours. Puis sa passion de la montagne va revenir. Mais il y a aussi tout un tas de gens qui ont disparus tout au long du parcours de mes parents. Je l’ai moi même vécu ensuite avec les camarades du boulot, les camarades guides ou les connaissances proches... Pouvoir faire ce métier-là par rapport au parcours familial... oui, ça a pesé bien entendu.

Tes parents vont avoir rapidement la fibre du voyage ?

Oui, ils vont monter très vite des expéditions assez incroyables. Dès l’âge de 23 ou 24 ans, ils vont faire deux expéditions en Afghanistan. En 1966, ils vont gravir en couple le Noshaq 7492 m, le sommet le plus élevé d’Afghanistan. Ils arrivent en cordée à deux, sans oxygène, à quelques mètres du sommet. Ma mère devient à cette occasion la femme « vivante » la plus haute du monde car Claude Kogan avait gravi le Cho Oyu en 1959 mais elle n’était jamais redescendue. L’année suivante, ils partent de Nice avec une Renault 4 jusqu’à Kaboul puis jusqu’à la vallée du Wakhan, l’Hindu-Kush, dont ils explorent toute la vallée en baptisant des sommets de plus de 6000 m qu’ils sont les premiers à gravir. Ils vont ramener un film qui sera primé au festival de Trento en Italie. Très jeunes, ils ont donc cette chance inouïe de faire des voyages d’explorations dans pas mal de pays comme le Sahara ou l’Alaska. Mes parents étaient aussi connectés avec plein de gens extraordinaires qui venaient à la maison comme George Livanos, Gaston Rébuffat ou, par exemple, les trois premières femmes à avoir gravi l'Everest (une Japonaise, une Chinoise et la Polonaise Wanda Rutkiewicz).

Tu as commandé le PGHM de Chamonix entre 1998 et 2002. En quoi consistait ton quotidien ?

J’avais à peu près 55 personnes sous mes ordres ; des experts qui n’ont pas forcément besoin - et encore, après quelques années d’expérience, j’ai une vision un peu différente - d’être commandés directement dans l'action, mais il fallait que les choses soient claires dans l’organisation interne de l’unité. Ils avaient besoin que leur travail soit dépollué de toutes les contraintes administratives et relationnelles entre les divers services. Le but était de permettre que les gens travaillent en toute sérénité et qu’ils soient concentrés sur l’opérationnel. Il fallait aussi revisiter les procédures internes, la manière dont les personnes se posaient des questions, faire l’analyse… Le chef est là pour questionner, pour remettre dans l’axe, donner une impulsion, permettre l'initiative et leur permettre d’avoir cet équilibre entre le temps de préparation et le temps d’engagement opérationnel. Il y avait beaucoup de choses à gérer.

Les gendarmes de haute montagne peuvent-ils travailler comme guides ?

Pendant longtemps, c’était strict. Les gendarmes ne pouvaient pas pratiquer de cumul d’activités dites « accessoires ». Une loi a été votée il y a six ans permettant aux fonctionnaires le cumul et donc au gendarme qui en fait la demande et sur autorisation, de pouvoir travailler ponctuellement. La position qui avait été adoptée au sein de la Gendarmerie était de dire que le métier de guide était suffisamment difficile comme ça pour qu’on ne vienne pas occuper cet espace professionnel en plus. Venir donner un coup de main à un camarade à un moment donné quand il y a des pics de saison comme pour la Vallée Blanche ou le mont Blanc, accompagner des guides qui cherchent des aides, pourquoi pas… mais on a demandé à chacun d’être extrêmement discret et modeste sur cette activité pour que les gens ne se mettent pas en porte-à-faux. Les gendarmes de montagne sont rémunérés par l’Etat et leur mission est avant tout de secourir.

La gestion des secours dans les autres pays est-elle identique à la France ?

L’organisation des secours dans le monde entier est très variable. Chaque pays a pratiquement une organisation spécifique. On peut quand même faire quelques types de modèles. Il y a des modèles étatisés comme en France, avec les CRS, les gendarmes, les pompiers et les hélicos de l’Etat. Il y a des modèles privatisés comme en Suisse où la prestation du secours est facturée par des sociétés très professionnelles. Et puis, on a les modèles des volontaires, des bénévoles, parfois mixés avec l’Etat, dont pas mal de pays sont dotés. Les Etats-Unis sont sous le modèle des rangers des parcs nationaux qui sont souvent des volontaires, avec quelques-uns payés par l’Etat. Partiellement en Italie, l’Etat est présent dans un modèle mixte Club alpin, guides de haute montagne, service des douanes. Dans pas mal de pays slaves, Il y a encore des sociétés de secours et des volontaires. Les corps de secours volontaires sont souvent affiliés aux clubs alpins des pays, comme en Allemagne où c’est le DAV qui organise les secours.

Y-a-t-il des échanges entre secouristes de nations différentes ?

Oui, il y a une rencontre internationale, la CISA-KAR (IKAR-CISA) qui est le Congrès international du secours alpin. Une quarantaine de pays se rencontrent chaque année pendant une semaine et échange sur les techniques, les bonnes pratiques, etc. On se rencontre et on lie des amitiés qui permettent d'organiser des coopérations ensuite. Puis il y a les relations transfrontalières avec chaque pays limitrophe. Pour les Pyrénées, c’est l’Espagne, pour les Alpes du sud, c’est le nord de l’Italie, la Suisse, etc. Les gens se connaissent personnellement et on fait des exercices ensemble. Il y a des conventions d’interventions transfrontalières qui permettent par les accords européens d’engager un hélico de chaque côté de la frontière. Ça fonctionne très bien.

Le patron du PGHM intervient-il « physiquement » dans les secours ?

Je me suis toujours astreint, que ce soit au PGHM ou au centre de formation, à être régulièrement dans le rôle du premier à marcher ou du formateur. C’est une règle qu’on s’est fixée au PGHM : le chef doit être capable de faire le même travail que les secouristes, sans forcément être le chef de la caravane de secours. Je prenais des astreintes comme eux, sur un rythme moins soutenu que les gendarmes de l’unité, notamment sur les dix mois de l'année, hors juillet août. En juillet et août, j'essayais d'être au moins une fois par semaine à la DZ(5). Si par hasard, il y avait un gros évènement comme une avalanche, je reprenais le commandement opérationnel global en sortant de la partie technique. Je me faisais remplacer et je revenais dans ma position de commandant d’unité. Dans la prestation de secours du quotidien où tout tourne normalement, tu as l’œil mais tu laisses faire et tu ne commandes pas dans le détail sur le déroulé opérationnel. Six mois après ma prise de poste du commandement du PGHM, je me suis retrouvé rapidement confronté à une importante situation de crise avec l’avalanche de Montroc, petit village au-dessus de Chamonix : 12 personnes sont décédées et une vingtaine de chalets ont été détruits. J’ai eu à ce moment-là 200 à 300 personnes à coordonner sur l'opération.

Le PGHM mène-t-il les enquêtes des accidents ?

D’abord, l’enquête ne se justifie pas pour tout et n’importe quoi. Elle est justifiée quand il y a une chaine de responsabilités, un lien de causalité entre l’évènement, l’accident et un responsable possible. Ça peut être dans le cas d’accidents sur le domaine skiable, de professionnels de la montagne, d’associations où il n’y a pas de relation financière mais un responsable technique d’un club alpin. Toutes ces informations sont donc décortiquées pour savoir s’il y a un lien entre l’encadrement et les circonstances de l’accident. On ne commence pas à faire des investigations si l’accident s’est passé entre deux amateurs et qu’il est insignifiant en termes de séquelles. Maintenant, quand il y a plusieurs victimes ou des morts, on le fait systématiquement par principe. La vocation de l’enquête judiciaire n’est pas d’aller chercher un coupable mais de mettre les choses au clair, de bien comprendre les circonstances de l’accident, d'être transparent envers les familles mais aussi envers la société, les médias... Quand il y a eu un accident, les gens ont besoin de comprendre. C'est ensuite au Procureur de statuer sur les suites à donner.

C’est aussi votre unité qui reçoit les familles ?

Une des dimensions du métier de gendarme-secouriste est l’accueil des familles. C’est un moment extrêmement émouvant qui laisse des traces toute sa vie. Ce sont des moments forts et peut-être que la signature du PGHM se trouve là, dans la manière dont on accueille les gens, dans le temps qu’on prend à leur expliquer, à partager un moment avec eux ou simplement à partager un café. C’est vraiment une tradition très ancienne depuis la création du PGHM dans les années 50. Nos anciens étaient très attentifs à cette dimension pour atténuer au mieux le malheur des familles.

Tu as commandé par deux reprises le CNISAG entre 2005 et 2007 puis de 2010 à 2014. Quelle expérience en gardes-tu ?

C’est passionnant de former, de construire la solution opérationnelle de demain. Ce que l'on produit avant tout c'est de l’efficacité opérationnelle des unités pour l'avenir. Ce ne sont pas seulement les PGHM qui inventent les méthodes. Tout doit se finaliser au CNISAG, dans les formations et les enseignements. On façonne les esprits, les méthodes, la manière de structurer l’engagement. On participe aussi à des échanges avec des entreprises pour développer des nouveaux matériels. On invente des nouveaux protocoles pour être toujours dans une remise en question, pour être plus efficace. Le CNISAG a été un temps de richesse et d'amitié avec les formateurs choisis parmi les meilleurs secouristes et alpinistes des PGHM pour leurs qualités pédagogiques et techniques. C’est un commandement exceptionnel et cela restera une expérience d'une grande densité avec beaucoup de bonheur, entaché par quelques drames aussi, malheureusement.

L’année 2013 a été une année noire chez les gendarmes de haute montagne...

L’année 2013 a été une année plus que noire. Cinq gendarmes sont morts en service et un autre hors service mais en montagne pour préparer un stage. On a eu à ce moment-là des remises en questions fondamentales sur la manière de travailler. Je n’étais absolument pas dans le déni de réalité, même si on avait une vigilance qui était extrême depuis des années. On a essayé d’affronter la chose sans la contourner, en évitant la facilité collective de dire que, sur ce coup-là, on avait eu affaire à une mauvaise série ou à la fatalité.

Quelles mesures avez vous avez prises ?

On a d’abord créé une association nationale pour aider les familles endeuillées. On s’est occupé d’elles et fait tout ce qu’il fallait pour que les épouses et les enfants soient mieux protégés par des mesures administratives et surtout accompagnés. Il a fallu ensuite venir sur les interrogations de fond, sur la manière de mieux répondre à la gestion des risques en interne. On a essayé de trouver des solutions assez novatrices. On est allé voir à l’extérieur des univers professionnels différents, industriels, structures pétrolières et aéronautiques, pour voir comment les risques y étaient traités. On a ensuite adapté et transposé ces méthodes en les adaptant à l’univers de la montagne pour essayer de mettre en place une réduction des risques professionnels qui soient composés de différents outils, tous construits dans une même démarche avec une vraie cohérence d’ensemble. On a fait un énorme travail de réflexion et cela a abouti en 2014 avec la création d’une structure dédiée à la gestion des risques avec une équipe qui a été mise en place, des nouvelles méthodes sur la formation continue, le retour d’expérience, tout un tas de processus internes pour effectivement lutter contre le risque. Je pense qu’il y a des choses qui vont intéresser l’ENSA et d’autres organisations internationales de la montagne parce qu’on a mis en place quelque chose qui est assez novateur dans le milieu.
Suite à ces drames, ma plus grande satisfaction a été de ne pas rester sur le postulat de la fatalité mais d’essayer de trouver collectivement une organisation nouvelle, une réflexion approfondie sur les liens de causalité entre les évènements et le renforcement de la formation continue qui permet de corriger les erreurs. Ce n’est évidemment pas gagné, car c’est une remise en question permanente et de longue haleine. Ce sont maintenant mes successeurs qui continuent à travailler sur le sujet, mais en tout cas, j’ai pu contribuer à construire cette démarche avant de partir. Je pense - j'espère - que cela devrait produire ses effets dans les années à venir.

Quels ont été les secours marquants que tu as dirigés ?

Quand j’ai pris le commandement du PGHM, j'ai vécu comme mes prédécesseurs et comme ceux qui m'ont succédé, des secours conséquents ou des histoires dramatiques avec des bilans lourds comme une avalanche à la Tour Ronde, au Mont Blanc du Tacul ou à Montroc dont je parlais tout à l’heure. J’ai dû aussi coordonner une opération de secours en 2004 très atypique avec une centaine d’élèves-officiers de Saint-Cyr pris dans la tempête à 2700m d’altitude dans les Alpes du sud au col de Restefond. Deux officiers africains sont morts de froid dans des circonstances hallucinantes. Ça a été compliqué ensuite, l'enquête, et les condamnations des cadres militaires. Une autre histoire marquante pour moi sera le dernier jour de mon stage aspirant-guide « hiver ». Un de nos camarades stagiaire est mort à cause d’une mauvaise chute dans le brouillard. Le soir même, je reprenais mes fonctions de commandant de PGHM alors que j'étais moi-même stagiaire et camarade de la victime. Avec toutes ces histoires, on se rend vite compte que la montagne est rude, implacable. Ce sont toujours des moments intenses quand tu vis de l'intérieur des accidents avec des camarades impliqués. Cette vigilance dont on parle beaucoup, il faut la traduire en actes concrets que ce soit pour une simple école d’escalade, ou une séance insignifiante où on a l’impression qu’on ne prend pas de risque.C’est très compliqué d’arriver à transférer et à transmettre ça chez les enfants. Mes gamins font du free-ride, de l'escalade, du ski et, comme parents, on s’inquiète parce qu’on sait que c’est une activité dangereuse. Pourtant on aime cette montagne. On arrive presque à être dans une forme de schizophrénie et de dire : oui, c’est dangereux et oui, c’est beau. Il faut arriver à avancer comme ça, mais c’est une vraie satisfaction de savoir qu’à un moment donné, on a pu sauver des vies parce qu’on a été un peu têtu et qu’on a un peu imposé sa volonté. Je pense que c’est important de toujours garder l’espoir et de rester combatif.

A quoi ressembleront les secours en montagne dans les prochaines décennies ?

Déjà, je crois que l’hélico n’est pas prêt d’être détrôné en montagne. Est-ce qu’il sera plus petit, plus gros, piloté par une ou deux personnes ?... Ce sont des détails et il a encore un sacré avenir en secours. Les choses évolueront sur le plan technologique avec l'emploi des drones pour faire des repérages ou des recherches de personnes disparues. Mais la montagne sera toujours là pour remettre tout le monde d’accord, car il n’y fera pas toujours beau.
Je pense que l’organisation des secours va changer en France et à l’étranger. C’est un vrai débat en profondeur en ce moment et je crains que l’Etat français n’ait plus forcément les moyens de garder toute cette ressource avec trois services et cette notion de gratuité qui est sans cesse fragilisée. Ce modèle pourrait être remis en question par une privatisation au moins partielle des moyens et une réduction du format de son organisation. Chamonix restera peut-être un cas particulier parce que cette vallée concentre une telle densité de pratiquants au niveau mondial que l’on gardera peut-être un service de l’Etat unique comme la Gendarmerie parce que c’est un système robuste et efficace. Cette question reste ouverte...

Et en Himalaya?

Au Népal, tout ce qui tourne autour des secours va devenir un vrai business. L’assistanat héliporté jusqu’à 7000 m d’altitude sera une pratique courante quasiment comme dans les Alpes actuellement, mais sans régulation. Les gens vont réclamer les secours et les Népalais vont devoir imaginer des solutions payantes avec des enjeux et des pressions économiques énormes. Il va y avoir une vraie révolution de ce côté-là. Les choses sont en train de se structurer mais, pour l’instant, c’est encore le far-west. On continuera malheureusement d'assister à des accidents comme tous ces morts dans l’Ice Fall à l’Everest l’année dernière. Pour ces populations sherpa qui sont encore trop souvent considérées comme des « larbins » par les occidentaux, je souhaite que ce rapport de force se rééquilibre pour être plutôt dans un lien guide-clients que de porteurs-clients. Mais je crois que les choses évoluent positivement avec une nouvelle génération de guides népalais.

Quelles sont maintenant tes nouvelles fonctions au sein de la Gendarmerie ?

Depuis août 2014, je suis responsable départemental pour les gendarmes des Pyrénées orientales. Ma nouvelle fonction est de lutter contre l’insécurité sous toutes les formes dans le département pour qu’il y ait moins de voleurs et moins de trafiquants dans tous les domaines. J’ai presque 700 gendarmes sous mes ordres : des unités de sécurité routière, des unités de recherche, des compagnies de gendarmerie… et un PGHM ! C’est évidemment un autre métier comparé à ce que je faisais auparavant.

Quelle suite de carrière envisages-tu aujourd’hui ?

Au grade de colonel, j’ai occupé tous les postes possibles dans le domaine montagne en Gendarmerie : conseiller technique national pendant 6 ans, patron du PGHM de Chamonix, patron du CNISAG à deux reprises. J’ai fait mon temps et, en Gendarmerie, on demande à l’officier supérieur d’exercer d’autres responsabilités, de diversifier son parcours. C'est ainsi. J'envisage aujourd'hui de quitter la Gendarmerie pour aller faire autre chose. J’arrive à un moment de ma vie où je préfère retourner vers les montagnes, plutôt que de poursuivre une (belle) carrière dans l'administration. Le département des Pyrénées orientales est superbe, les montagnes y sont belles aussi, mais mon travail actuel ne me laisse pas une demi-seconde pour les parcourir et je ne voudrais pas renoncer à mon mode de vie montagnard.

Tu as fait des expés auparavant ?

Très peu. J’ai voyagé dans de nombreux pays, notamment dans le Sahara, en particulier dans le Hoggar, où nous avions gravi la magnifique arête nord de la Garet El Djenoun, ouverte par des espagnols en 1967. « La montagne des génies » a été gravie par Frison-Roche et le général Coche dans les années 30 par sa voie normale. L’arête nord est une très grande course avec plus de vingt longueurs et un sommet vraiment extraordinaire. C’est une montagne de granit posée au milieu du désert avec des faces très verticales. A son sommet on trouve un jardin d’oliviers millénaires, des cupules creusées dans le rocher, des espèces de bassines avec des formes géologiques étranges et étonnantes. C’est un lieu exceptionnel et un peu hallucinant où tu peux devenir mystique. Si je voulais parler d’un de mes jardins secrets en dehors de la vallée de Chamonix, alors ce serait ce sommet.

Parle-nous du projet Olympus que vous avez monté l’année dernière avec des secouristes grecs…

C’est un projet sympa. Dans la situation économique difficile de leur pays que l’on connait, des gens continuent à être volontaires pour le secours. Ils se paient leur matériel, leur radio et mettent un de leur salaire mensuel de l’année pour s’équiper pour faire du secours, ou aider des personnes à se former au secourisme. J'avais été invité au congrès national de la sécurité civile grecque à Thessalonique en 2013 et rencontré les équipes de secours du Mont Olympe, sommet mythique du pays. D'un autre côté, nos enfants scolarisés à Chamonix, notamment ceux qui sont en classe de 1ère biqualification montagne, ont tout. Ils sont équipés et encadrés par des guides à longueur d’année. Je leur ai donc proposé d'aller gravir le sommet de l’Olympe mais en organisant aussi une formation « neige et avalanche » au profit des équipes grecques de secours et en leur offrant un peu de matériel (pelle, sonde, DVA). On amènerait là-bas le matériel, mais ce serait aux jeunes français de la biqualification d’encadrer et de former nos hôtes avec notre aide. Le projet a pris forme. L’ascension de l’Olympe a été extraordinaire avec des conditions exceptionnelles, le stage de formation a été aussi un grand moment. C’est la montagne comme on l’aime et je pense qu’il y aura une suite, car nous avons conservé des liens chaleureux avec nos amis grecs.

Tu as un peu prospecté les sommets pyrénéens du coin ?

Je suis déjà allé deux fois au Canigou depuis que je suis arrivé dans le département. J’aime beaucoup l’aspect esthétique de ce sommet qui ressemble un peu à l’Olympe en moins technique, mais il reste quand même un sommet alpin, notamment l’hiver. A 2700m, tu vois la mer dans le lointain vers Collioure, Argelès ou la plaine du Roussillon, c’est vraiment un très beau sommet sauvage. Après, il y a le plateau de la Cerdagne, le Carlit ou les Bouillouses qui sont des très beaux endroits plutôt pour la rando.

Quels sont tes coins de prédilection dans la vallée de Chamonix ou ailleurs ?

J’adore le Grépon et j’aime bien la voie classique Grépon-Mer de glace. J’aime beaucoup l’esthétique de ce sommet, ses deux fissures historiques de part et d’autre, l’histoire des premières ascensions. Il y a deux ans sous le sommet, on s’était pris un peu de neige et d’orage et on a dû bivouaquer sur une vire aérienne. Un moment dont on se souvient... Côté italien, j’aime beaucoup le Val d’Aoste, le refuge Monzino et toute son histoire au pied des piliers du Freney, de l'Inominata et de l’aiguille Croux, entre la Noire de Peuterey et l'arête du Brouillard. Je trouve ce versant extraordinaire. Le guide et gardien valdotain Armando Chanoine, qui garde également avec son épouse le refuge Torino, est quelqu’un de fabuleux. Il incarne bien l'esprit valdotain. Il y a aussi des petits endroits dans la vallée de Chamonix pour se balader ou grimper comme du côté de Vallorcine. C’est sympa d’aller chercher ces petits recoins mais Chamonix est de plus en plus saturée, polluée, mondialisée...

Quel avenir justement pour la vallée de Chamonix ?

La vallée de Chamonix est en limite de capacité pour l'urbanisme, la densité, les flux touristiques et, évidemment, la pollution. C’est bien sûr un problème majeur. Ça n’a pas arrêté d’être dit et répété mais il va falloir réellement réguler et agir. Je n’ai pas dit réglementer, mais réguler, en prenant des mesures de gestion de l’espace qui soient beaucoup plus dynamiques et fermes que ce que l'on observe depuis des décennies. Il y a une conscience qui est en train de s’accroître localement, mais pour l’instant on n’est pas encore dans une posture très efficace. Les choses changent, mais très lentement.

Tes enfants veulent suivre ton chemin ?

L’ainé fait actuellement des études supérieures. Il adore la montagne, la marche, la randonnée, le ski et aime travailler l’été dans des refuges pour se faire un peu d’argent de poche. Mais, je ne pense pas qu’il aille vers l’alpinisme, au sens professionnel du terme. Le deuxième est un skieur, passionné de free-ride, mais il souhaite aussi faire des études et voyager. La troisième grimpe, skie, elle est très sportive. La dernière adore le ski de fond. Je ne sais pas s’ils en feront leur métier. Ils ont été éduqués dans cet univers-là, mais on ne les a pas poussés. On a juste essayé de trouver des équilibres pour qu’ils aient conscience des dangers tout en conservant le plaisir d’aimer cette montagne. D'avoir aussi quelques outils pour se protéger et essayer de vivre vieux. De s'intéresser à d'autres sujets. Je crois qu'ils ont vécu profondément les drames qui ont touché certains de nos amis et qu'ils ont perçu les dangers de cette activité. A eux de trouver leur chemin...

(1) = PGHM : Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne / (2)= CNISAG : Centre National d'Instruction au Ski et à l'Alpinisme de la Gendarmerie / (3)= GUMS : Groupe Universitaire de Montagne et de Ski / (4)= ENSA = Ecole Nationale de Ski et d'Alpinisme / (5)= DZ : Dropping Zone = Zone d'atterrissage pour un hélicoptère

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