François Gouy, guide de haute montagne et Bertrand Givois, pilote de ligne, nous parlent de leurs sauts en wingsuit effectués cet été à la Meije et au Râteau...

Une interview exclusive pour Montagnes Reportages
Crédit photos [issues de captures de vidéos] : Pierre Fivel, Bertrand Givois, François Gouy, Philippe Jean, Julien Millot.

Montagnes Reportages : Tu exerces où ?

François Gouy : Je suis guide de haute montagne depuis 2010. Je suis basé à Grenoble mais je travaille un peu partout en indépendant, aussi bien pour des clubs et des comités d’entreprise de la région que pour des agences ou des clients personnels.

Tu as des terrains de prédilection ?

Je suis un polyvalent. Je fais tout correctement mais rien de manière excellente ! (rires). J’aime un peu toutes les activités et j’aime bien aller notamment avec des clients dans des coins que je ne connais pas trop.

Comment es-tu venu à la pratique de la wingsuit ?

La wingsuit est juste une discipline du BASE [B.A.S.E. = Buildings, Antennas, Spans, Earth]. Après avoir fait suffisamment du parachutisme, on se met d’abord au BASE en vêtements normaux et seulement éventuellement après à la wingsuit. Le BASE est du parachutisme d’objet fixe ; on ne saute pas d’un aéronef mais d’un immeuble, d’un pont, d’une falaise [paralpinisme] ou d’une antenne. J’ai dû faire deux sauts de ponts dans ma vie. Ce sont les sauts en montagne qui m’intéressent vraiment.

C’est une petite communauté ?

Oui et non. Ça fait dix ans qu’on dit qu’il n’y a que deux cents personnes en France. C’est difficile à évaluer mais il doit y en avoir au moins deux fois plus maintenant. Les effectifs grossissent énormément en ce moment car l’activité devient de plus en plus mature grâce aux pionniers qui ont vraiment fait un gros travail [en essuyant les plâtres !]. Nous, on peut dire qu’on arrive avec du « clé en main », le terrain est bien balisé, on sait ce qu’il faut faire et ne pas faire. On ne fait que prolonger le travail des anciens.

Quelle est la réglementation actuelle de cette discipline ?

Il n’y a aucune réglementation particulière actuellement, comme tous les sports de montagne. Là où ce n'est pas explicitement interdit c'est autorisé. Dans le cadre urbain, il est interdit de sauter d’un immeuble et sur les ponts c’est à moitié toléré, il y aura peut-être un jour des autorisations locales pour ce cadre mais ce sport n’est pas encore suffisamment mature pour qu’on en soit à ce niveau-là. On en est un peu comme au début de l’alpinisme.

Quel type de matériel utilise-t-on ?

Le BASE est au parachutisme sportif ce que le ski extrême est au ski en station. C’est fondamentalement la même technique à la source mais elle est appliquée dans un milieu qui n’est pas aseptisé et c’est ce milieu qui caractérise en fait cette activité. Il y a vingt-cinq ou trente ans, le matériel a commencé à être développé en s’inspirant des voiles de secours des parachutes d’avions. Elles sont faites pour s’ouvrir net, proprement et à tous les coups. C’est un matériel minimum simple pour que rien ne puisse entraver l’ouverture du parachute et ça n’a plus trop bougé depuis dix ou quinze ans. D’ailleurs, 99 % des accidents actuels ne viennent plus d'une défaillance du matériel.

Quel a été le premier saut de BASE en France ?

Le pionnier français s’appelle Erich Beaud. En 1989, il a été le premier à sauter une falaise au Marteau dans les Fiz. Des californiens avaient déjà fait les premiers sauts réguliers modernes au Nose dans le Yosemite en 1979. Il y a eu ensuite rapidement d’autres sauts en Norvège. Beaud qui était alpiniste y grimpait à ce moment-là et c’est en voyant les autres sauter qu’il a voulu s’y mettre.

Quelles ont été les premières réactions face à cette nouvelle discipline ?

Globalement pendant longtemps, le monde du parachutisme a été très craintif parce le BASE évolue dans un univers qu’il ne maîtrise pas du tout. Dans le milieu du parachutisme français et même mondial, il n’y a pas de culture montagne à la base. Le parachutiste saute d’un avion, et pour lui sauter d’un point fixe était un peu un truc de fou car le parachutisme est très réglementé. Donc, on sautait sans trop le dire. Ensuite il y a quand même des grands noms du parachutisme qui s’y sont mis rapidement. Les premiers BASE-jumpers en France ont été soit des alpinistes, soit de très forts et jeunes parachutistes qui étaient dans l’avant-garde et qui essayaient des nouvelles choses.

Ce n’est donc pas du tout un saut à l’aveugle ?

Le saut à l’aveugle n’existe pas. Les pionniers ont jeté des pierres [on le fait toujours] et ont mesuré sur les cartes. Comme dans tous les sports extrêmes, ce sont des gens extrêmement méticuleux. Au tout début, ils allaient peut-être dans l’inconnu, mais ils calculaient tout et connaissaient l’engagement et les risques qu’ils prenaient. Je pourrais par exemple comparer au skieur Pierre Tardivel qui souhaite descendre un raide couloir. Il a très bien calculé sa descente et d’après la qualité de la neige qu’il trouve en montant le couloir à pied, il va décider ou renoncer à le descendre. C’est exactement la même chose pour nous.

Cet été, on a assisté à une série d’accidents mortels en wingsuit, comment l’expliques-tu ?

Oui, en France, Suisse et en Norvège. Il y a vraiment eu une série noire, en une semaine il y a eu cinq morts. Ces accidents ont pour cause des facteurs humains et se sont quasiment déroulés dans les mêmes circonstances,... des wingsuit qui ont tapé à cause d’erreurs de pilotage, ils volaient près du relief, c’est ce qu’on appelle faire de la proxi. Les gens qui ont eu ces accidents étaient très expérimentés, avec certains, de dix à vingt ans de pratique de BASE. Ça se passe souvent lors des derniers sauts de la journée. Quand le gars saute une ligne le matin, l’air est stable, mais en soirée, l’aérologie près du relief est différente dans cette même ligne. Ce n’est même pas un problème de BASE car s’il sautait d’un avion, il taperait pareil s’ils allait jouer dans le relief. Depuis dix ans, certaines personnes se rapprochent de plus en plus et là, on se rend bien compte qu’on a atteint les limites. Statistiquement quand tu es trop près de ces limites, les décès se multiplient inévitablement. C’est un peu comparable aux années 80 où beaucoup de grimpeurs faisaient du solo, il y avait eu pas mal de décès à cette époque. Moi, je ne vole pas près du relief, je n’ai pas assez d’expérience en aile et donc ça me fait peur. Il faut énormément de sauts, de pratique et de maturité pour pouvoir prétendre à le faire. Maintenant avec cette série noire, pas mal de gars se disent qu’il faut remonter un peu car ce sont des décès très facilement évitables.

Comment as-tu débuté les sauts ?

Ça fait un peu plus d’un an et demi que je saute en BASE. J’ai pratiquement fait trois cents sauts pendant cette période, c’est beaucoup dans ce laps de temps et pas beaucoup dans l'absolu. Je ne pensais pas faire de la wingsuit si vite mais la perspective d'ouvrir des sauts alpins majeurs assez sûrs techniquement m’a donné une certaine motivation !

Quelle a été l’évolution du BASE ?

A l’origine de la pratique du BASE, on sautait et on ouvrait aussitôt. Dans le BASE moderne, on saute, on vole en dérivant et en s’éloignant de la falaise, ensuite on ouvre. On pratique les sauts avec les wingsuit depuis une dizaine d’années en s’entraînant sur des falaises en fond de vallée qui sont parfois plus dures que ce qu’on peut aller chercher en montagne. Ça ne fait pas longtemps qu’on le fait, parce qu’on a maintenant des outils de mesures comme les télémètres lasers qui nous permettent de mesurer les falaises et nous donner un profil exact de celles-ci. On utilise aussi des GPS. Les wingsuit [les ailes] partent plus vite et on sait comment elles se mettent à voler. On arrive donc maintenant à savoir de manière objective ce qu’on fait, ce qu’on peut faire et forcément ça aide. Et cette année 2013 est vraiment à marquer d’une pierre blanche avec l’explosion des sauts en haute montagne, on ouvre de partout et on croule sous la liste des spots à ouvrir. Les barrières psychologiques tombent petit à petit et on a maintenant une nouvelle génération de grimpeurs, de guides et d’alpinistes qui se sont mis au parachutisme pour faire du BASE dans le but ultérieur de sauter en montagne.

Comment choisis-tu les sommets à sauter ?

En BASE, l’endroit d’où l’on saute s’appelle un exit. Trouver un exit sur une montagne, c’est trouver l’endroit d’où l’on peut sauter. C’est donc toujours un problème de trouver cet exit car premièrement il faut savoir si on peut sauter, deuxièmement il faut aller vérifier et enfin troisièmement il faut y aller un jour où il n’y a pas de vent. Maintenant, on a des moyens pour les trouver plus facilement, aller les vérifier sur la carte avec une relative précision pour savoir s’il y a des grandes chances que ça soit possible ou pas.

Quels sont les sauts que tu as enchaînés cet été ?

On a commencé avec Pierre Fivel et Bertrand Givois par ouvrir « Gorets dans la brume » au Râteau le 22 juin. C'est un long vol de 2400m de dénivelée jusqu’à la Grave. Le 5 juillet avec Philippe Jean, Julien Millot et toujours Pierre Fivel, on est parti pour faire la Meije mais on a lâché l’affaire car ça avait plâtré dans la voie normale. On est revenu le 9 juillet avec en plus Julien Millot qui en passant a vu de la lumière (rires) et complétait parfaitement l'équipe. On est resté bloqué une journée de plus au refuge du Promontoire, un orage le soir même ayant encore tout plâtré. On est finalement parti dans la nuit vers 1h du matin pour être certain de sauter à 8h mais au lieu de mettre cinq ou six heures pour aller au Cheval Rouge, on en a mis huit !... il faisait nuit, on était chargé et on brassait. On a finalement sauté comme prévu en bout de vire à la sortie de la directe des Amis, « Gangbang » 2500m de dénivelée. Un saut magnifique. Puis avec Bertrand Givois, on cherchait à faire quelque chose vers le 14 juillet. On avait pensé au Doigt de Dieu à la Meije mais je ne l’avais pas mis dans les priorités parce que ce n’était pas un gros saut, il offrait un vol moins long, le vallon des Etançons étant trop plat. Tout le monde disait : « Ça doit sauter, ça doit sauter ! ». Des BASE-jumpers y étaient déjà montés il y a quelques temps mais ils n’avaient pas trouvé à priori le bon exit pour sauter. On s’était dit : « Pourquoi pas ? ». On a donc fait ce petit saut de 1700m de dénivelée jusqu’au replat au dessus du refuge du Chatelleret, c’était très joli. « Les chocards déplumés » a presque été un dessert car c’était super facile par rapport à la face nord de la Meije qui a vraiment été le « gros et beau morceau » de ces trois sauts.

On pense à quoi avant le grand saut ?

On pense qu’on fait un truc majeur (rires) et on n’est plus à se dire : « J’y vais ? Je n’y vais pas ? » car on est dans une telle fréquence de pratique qu’on saute concentré tel un skieur alpin dans un slalom. Pour ses premiers sauts en BASE, il y a beaucoup d’émotion et d’affect, mais ensuite le corps s’habitue à tout. On est d’avantage dans la technique et on se détache de la sensation.

On a le temps de « profiter » de son vol ?

On profite mais on reste quand même concentré sur les paramètres de vol. C’est comme un pilote d’hélicoptère qui vole entre les montagnes, il profite des paysages mais il fait très attention à ce qu’il fait. D’autant plus qu’en wingsuit, on a un champ de vision un peu restreint, on reste donc sur nos gardes pour voir si tout se passe comme prévu. Pour une répétition, dans ce cas on est plus dans un saut « plaisir » sans recherche de performance et on a plus le temps pour regarder ce qui défile.

Vous avez croisé des « chocards déplumés » lors de ce dernier saut à la Meije ?

Non... mais il y en avait au sommet. Ils regardaient leurs oisillons et leur disaient : « Regardez mes enfants comme ils volent mal, il ne faut surtout pas faire comme eux ! » (rires)

 

Montagnes Reportages : Quel est ton parcours montagne ?

Bertrand Givois : Je suis né à Bourg-Saint-Maurice et mon père est guide. Quand j’étais gamin, il m’emmenait faire des courses. Du coup j'arrive à peu près à suivre en montagne, du moins sur des courses faciles.

Quand as-tu commencé à pratiquer le saut ?

J’ai commencé en 2005. J’ai d’abord fait des sauts dits « en lisse », c'est à dire avec des vêtements normaux genre jeans et pull ou même pantalon de ski pour un peu plus de portance. C’est ce qu’il y a de plus simple et de plus sain en termes de gestion des éventuels incidents lors de l'ouverture du parachute. Par contre, comme tu t’éloignes assez peu de la falaise, tu dois être particulièrement vigilant quand à l'axe d'ouverture de la voile. On commence forcément par ce genre de sauts pour acquérir l’expérience nécessaire qui t’aidera à faire ensuite des sauts plus complexes avec des pantalons de dérive ou des wingsuit. Au début, j’ai dû faire une cinquantaine de sauts « en lisse ». Ensuite j’ai arrêté pendant quasiment deux ans pour une formation professionnelle dans le nord de la France. J’ai ensuite repris, ça me manquait trop. En revanche, ayant un peu peur du « caillou », j'ai préféré reprendre directement en petite wingsuit c'est à dire avec des ailes de jambes et de bras de petite surface. On peut dire qu'il y a globalement une proportionnalité entre la taille d'une wingsuit et sa difficulté d'utilisation. Au final ce type de progression n'est pas du tout standard, même d'un point de vue sécurité, et ne doit pas être un exemple, mais ça m'a permis de reprendre sereinement, et depuis je saute régulièrement.

Cette pratique de la wingsuit n’est-elle pas une sorte de prolongation de ton métier de pilote de ligne ?

Non, par contre il y a des choses en commun. Le fait d'être dans les airs, que ce soit en wingsuit, en avion ou tout autre engin volant, te met forcément en situation hostile, tout simplement parce que l'être humain n'est intrinsèquement pas fait pour voler. Des méthodes utilisées dans l'aviation commerciale permettent de trouver les menaces du jour (fatigue, météo délicate, relief,...) et de déterminer des stratégies pour y parer. Il s'agit en l'occurrence du TEM [Threat and Error Management], j'essaie de l'appliquer au BASE. Beaucoup de pratiquants professionnels de la montagne utilisent aussi ce genre de méthode, et je pense que c'est un axe de progression en termes de sécurité pour l'activité du BASE-jump.

Le Doigt de Dieu à la Meije…

En étudiant le vol, c’est vrai qu’on ne l’avait pas trouvé forcément intéressant dans la mesure où le dénivelé du saut est assez faible en comparaison à celui du Râteau qu’on avait fait en juin. Mais François s’est dit qu’en volant le long de la face sud et le Promontoire, ça pourrait faire une ligne de vol sympa. C’est ce qui nous a remotivé à aller voir. Nous avons attendu les conditions météo propices à savoir « bluesky » et pas de vent en altitude. Je suis parti dans l'esprit de faire une belle course en montagne avec un pote, rien de plus, ce qui permet de ne pas se mettre la pression sur la faisabilité du saut et de profiter pleinement de la course. Même si on s’était pris un « but », j’aurais quand même pris plaisir rien que dans la balade. On a sauté, ça l’a fait... donc c’était génial !

Tu connaissais déjà le coin ?

Oui, d’ailleurs c’est marrant car j’étais déjà venu au refuge de l’Aigle il y a une quinzaine d'années environ avec mon père, ma sœur et Pierre Legat, un des pionniers du BASE français. Nous espérions l'accompagner au Doigt de Dieu pour un éventuel saut, mais la météo en avait décidé autrement. Les prévisions météo ont fait des progrès ! J'étais donc particulièrement content d'y retourner, de pouvoir sauter, répondant ainsi à une sorte de curiosité laissée en suspens quinze ans auparavant.

Comment se prépare-t-on à l’exit ?

En équilibre à 4000m, ça nous a demandé pas mal de temps car il faut s’équiper proprement afin de pouvoir faire toute la gestuelle qui va te permettre de faire le vol, ouvrir le parachute puis te poser. La difficulté est de faire rentrer tout le matériel de montagne dans la combinaison, sans que cela ne dégrade trop la mobilité ni les performances de vol. En ce qui me concerne j'avais une corde de 40m dans les jambes, le piolet au niveau de la poitrine et les crampons au niveau des tibias. L'idéal serait évidemment d'avoir un comparse pour redescendre le matos à pied.

Le saut…

On avait bien préparé le vol et la manière de le filmer. J'ai sauté juste après François en me plaçant à sa gauche pour admirer la Meije, puis à sa droite pour contempler le refuge du promontoire que l'on avait prévenu. L’excitation du saut, le paysage, tout cela est tellement beau et intense que ça t’imprègne et reste en toi pendant des jours... tu as ensuite la « banane » pendant une semaine !

 

 

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> Le site web de François Gouy ici
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