Manu Ibarra, guide de haute montagne, conseiller technique, n’a nul eu besoin d’aller au bout du monde pour assouvir ses rêves d’enfant… son cher pays natal du Diois lui a bien rendu. Des voies d’escalade d’Archiane aux grandes faces glacées, il n’y a finalement qu’un pas, celui d’un guide passionné.
Une interview exclusive pour Montagnes Reportages

Photos : Collection Manu Ibarra

Montagnes Reportages : Tu es originaire de quel coin ?

Manu Ibarra : Je suis originaire de la Drôme et j’y vis toujours. J’ai vécu entre-temps à Courmayeur en Italie et à Chamonix. Je suis revenu dans ma région il y a maintenant cinq ou six ans.


Comment es-tu venu à la montagne ?

C’est assez amusant... je suis originaire d’un village médiéval de la Drôme qui s’appelle Mirmande, il est un petit peu connu car il est classé. Quand j’avais quatorze ou quinze ans, j’avais alors un camarade qui était parti en vacances à Chamonix. Il était revenu avec une petite expérience de grimpe parce que son père lui avait payé une demi-journée d’escalade avec un guide aux Gaillands. A Mirmande, on grimpait alors sur des murs en pierre et il nous disait que c’était du 4 ou du 5, il nous disait un peu n’importe quoi ! On était donc trois ou quatre copains qui s’étaient pris au jeu et on grimpait sur tous les murs du village. Dans la face nord de l’église médiévale de Mirmande – qui était abandonnée à l’époque – il y a des pitons de plantés très hauts !

C’est à ce moment-là que tu t’es inscrit à un club ?

Oui et dans le seul club qu’il y avait dans la Drôme à l’époque, le club alpin français de Valence. C’est par le biais de ce club que j’ai découvert la montagne et l’escalade. J’ai aussi beaucoup grimpé avec Alain Robert qui est aussi valentinois, il était un peu plus jeune que moi. On faisait de la cascade de glace ensemble et on était toute une bande à l’époque de l’explosion de l’escalade libre à être un peu dans ce mouvement-là. Ensuite j’ai fait mon service militaire en secours en montagne au PGM de Jausiers. A la sortie, je devais passer l’accompagnateur – c’était obligatoire pour l’aspi – et un camarade qui était plus vieux que moi et copain avec Patrick Cordier, rêvait de passer le guide. Il m’a alors embarqué pour faire sa liste de courses et à la fin comme j’avais fait les mêmes courses que lui, il m’a dit : « Tu as ta liste de courses aussi, alors inscris toi ! ».

Quand j’ai passé le proba en 1985, c’était la première fois où l’on avait le droit aux chaussons d’escalade et à un deuxième piolet en glace. Dans ma promo il y avait Patrick Bérhault, Alexis Long, Tchouky, Thierry Renault et des gens un petit peu moins connus comme Christian Ferrera qui avait ouvert des voies dans les Tenailles de Montbrison ; il y avait aussi Bruno Douillet qui avait ouvert Devil’s Hooks à Presles, Antoine Noury... C’était une promo un peu forte et quand il s’est retrouvé avec tous ces petits jeunes bien excités, il s’est demandé ce qu’il faisait là. Il a abandonné au cours de l’épreuve, moi j’ai continué et je l’ai eu.

Y’avait-il des grimpeurs qui te faisaient rêver quand tu étais plus jeune ?

J’avais comme livre de chevet « Montagnes de ma vie » de Gervasutti. A Valence il y avait un gars, Michel Mabillon, qui bossait dans un magasin de sport. Il avait essayé de passer le guide, je crois qu’il l’avait raté, il grimpait avec Audoubert. On ne peut pas dire qu’on les fréquentait mais on les croisait un petit peu. Il y avait aussi Yannick Seigneur qu’on croisait de temps en temps dans le Vercors. Il était copain avec un gars de Die, il est venu ouvrir des voies au Glandasse, aux Trois Becs, un peu partout d’ailleurs, il était très actif. Desmaison et toute cette génération de gens-là nous faisaient rêver.

Tu as commencé à faire de la glace à ce moment-là ?

Oui. Mon terrain de jeu était la vallée de la Drôme et ça l’est toujours. Je passais mes week-end dans les voies d’Archiane, au Glandasse et aux Trois Becs. J’ai donc fait mes premières cascades avant 1980. J’avais lu un article dans Alpirando qui m’avait beaucoup impressionné à l’époque. Jean-Franck Charlet, Boivin et d’autres étaient partis en Ecosse et j’avais retrouvé dans cet article des choses qui existaient dans le Vercors. C’est à partir de ce moment-là que je me suis donc retrouvé à escalader les premières cascades de glace dans le Vercors.

Quels étaient les types de courses que tu faisais avec tes clients ?

Je faisais beaucoup de glace l’hiver et en intersaison. Au printemps et en automne c’était plutôt des grandes voies rocheuses comme le Vercors, le Verdon, en général dans le sud de la France car à cette période il fait souvent beau. Egalement des courses alpines, du genre la Devies-Gervasutti à l’Ailefroide, l’intégrale de Peuterey, des grandes courses... Je n’en faisais pas tous les étés mais je faisais beaucoup de traversées de la Meije, le pilier sud des Ecrins, et des courses avec un niveau un petit peu en-dessous. Tu n’as pas toujours le client et les conditions pour faire la Devies-Gervasutti à l’Ailefroide. Je fais toujours beaucoup de rocher. En fait je suis plutôt à l’origine un rochassier de grandes voies qui s’est mis à grimper sur la glace mais quelque part, pour moi, la glace c’est de l’escalade.

Tu as des massifs de prédilection ?

Vu que l’hiver je ne travaillais quasiment pas en ski - j’ai dû faire moins de dix journées de ski comme guide en quinze ans - je n’ai donc fait que de la glace. J’en faisais plus de soixante jours en France et après je partais à l’étranger. J’ai grimpé aux Etats-Unis, Colorado, Utah, les Rocheuses canadiennes où j’ai fait plusieurs voyages avec des clients, le Québec, l’Islande où je suis allé plusieurs fois et ensuite tous le massifs alpins, Italie, France, Suisse. L’Ecosse aussi pendant plus de dix ans tous les hivers.

Des expés ?

Je n’ai jamais fait d’expés. J’ai un sort sur les projets d’expé en altitude ! (rires) Déjà l’altitude pure me fait peur et ne m’attire pas du tout. Et puis à chaque fois que j’ai eu des projets d’expés un peu techniques, je n’ai jamais eu de chance, par exemple là j’en avais une ce printemps avec Christophe Moulin et Jérôme Blanc-Gras et en fait c’est tombé à l’eau.

Quelles sont tes activités professionnelles actuelles ?

Actuellement je fais le guide uniquement avec mes anciens clients ou sur des projets particuliers. Je ne vis plus du guide comme je l’ai fait durant quinze ans. C’est une activité qui me tient toujours à cœur mais elle est devenue maintenant un peu annexe. Je suis consultant au niveau commercial et en distribution. Je travaille en ce moment avec trois marques italiennes, Montura, des vêtements, Akku, des chaussures et bâtons et Blue Ice. Auparavant j’ai été responsable du développement produit chez Grivel pendant six ans.

 

En quoi consistait concrètement ton travail chez Grivel ?

Je travaillais pratiquement à plein temps pour eux et c’est à cette époque-là que j’ai vécu à Courmayeur. Mon travail consistait à développer les produits. Je recevais les conseillers techniques, je faisais des réunions avec les distributeurs japonais, russes, américains, etc. On essayait de comprendre quelle était la demande, quels étaient les besoins « nouveaux », et à partir de là j’essayais de développer des produits. C’est moi qui cristallisais les choses mais j’étais évidemment entouré. J’ai donc développé chez Grivel les premiers piolets spécifiquement conçus pour grimper sans dragonne, les broches à glace 360°, les premiers crampons Rambo avec les pointes orientées vers l’arrière pour grimper dans les surplombs en glace, les Antibott Grivel actuels, ça c’est complètement moi. Ça a d’ailleurs été une belle et intéressante histoire au niveau industriel.

Tu testais ensuite le matériel sur le terrain ?

J’étais chargé de trouver des idées, ensuite on faisait des protos et les ingénieurs m’appuyaient. Toute cette industrie de la montagne, c’est quand même beaucoup de « bricolage » et ça n’a rien à voir avec l’automobile. C’était donc beaucoup d’essais-erreurs. On donnait à tester les protos aux conseillers techniques, ils nous ramenaient ensuite des rapports tests. J’allais aussi sur le terrain avec eux. Après il y avait les problèmes de production… arriverait-on à faire ce produit à un prix qui correspondait au marché ? Il y avait toute cette problématique-là ensuite.

Comment l’activité de la cascade de glace est arrivée en France ?

Elle n’est pas arrivée par Chamonix. Là-bas, ils ne s’y intéressaient pas car ils avaient toutes les faces nord et couloirs de glace qu’ils voulaient. C’est venu par les Pyrénées notamment Gavarnie avec des gens comme Dominique Julien qui en a été le moteur. C’est aussi arrivé dans l’Oisans par les frères Vernet qui étaient des alpinistes et grimpeurs de Bourg-d’Oisans pas très connus.

Dans les années 70 ils ont donc commencé à grimper ce qu’on appelle maintenant des ruisselings, des choses faciles avec comme objectif de s’entraîner. Cet article sur l’Ecosse a mis un peu le feu aux poudres et les français se sont donc mis de plus en plus à regarder ces choses-là. Et si on remonte très loin en arrière justement dans des massifs comme le Mont-Dore, il y avait déjà eu "les parisiens" avec notamment Henry de Ségogne dans l’immédiate après-guerre de 14 qui étaient déjà venus traîner leurs guêtres en hiver, mais c’était pas encore vraiment de la cascade de glace car ils n’avaient pas le matériel, c’était plus des itinéraires mixtes. Ils étaient déjà venus et déjà il y avait eu un regard sur des massifs de basse altitude au niveau d’activités hivernales.

Y-a-il eu ces dernières décennies d’importantes innovations technologiques dans cette activité ?

Oui. La première de ces grosses innovations a été la conception de broches à glace performantes, c’est Chouinard qui a inventé ça. Ce grimpeur américain est également le fondateur des marques Patagonia et Black Diamond. Avant, il fallait les deux mains pour planter ses broches voire même pour certaines, les enfoncer au marteau ou avoir des leviers parce qu’elles étaient dures à visser, c’était compliqué ! Maintenant les broches à glace se vissent facilement et rapidement d’une main. La deuxième chose qui a révolutionné le monde de l’escalade sur glace est le fait d’enlever les dragonnes. Les deux grands précurseurs ont été Richard Ouary qui s’est malheureusement tué en montagne et Christophe Moulin. On est passé d’une situation où on était pendu sur les piolets, à une situation où tu es posé sur les pieds, donc une situation de grimpeur.

Du coup le niveau a explosé parce que quand tu es pendu sur les bras, il te faut planter profondément tes piolets, il faut taper comme un bourrin pour qu’ils tiennent et c’est une gestuelle assez pauvre. Là, on est passé à un truc où tu pouvais grimper sur des structures beaucoup plus complexes, avec des trous parce que là, on peut même utiliser directement les mains dans la glace. L’escalade sans dragonne est plus adaptée pour grimper sur des structures précaires.

Une question naïve… et dans le cas où tu échappes ton piolet ? 

Il y a des grimpeurs qui utilisent des liches qui sont des sangles avec un élastique dedans pour attacher le piolet. Par expérience souvent quand tu tombes en cascade, tu ne lâches pas tes piolets ou c’est très rare. Ce qui est amusant dans l’histoire de l’escalade sans dragonne, c’est qu’il faut savoir que les premières ascensions en glace raide comme le couloir de la face nord des Drus, les grimpeurs n’avaient pas de dragonnes. Ils étaient juste longés au piolet. On est finalement revenu à l’origine.

Les alliages des piolets et crampons ont beaucoup évolué ?

Non, ça n’a pas beaucoup évolué dans le sens où les aciers pour les lames sont toujours les mêmes, des aciers au chrome molybdène comme pour les outillages du type Facom. Pour les manches, 80% sont toujours en alu, un alliage aluminium haute gamme qu’on appelle couramment du duralumin. Quelques marques ont commencé à mettre du carbone sur les manches. Il n’y a donc pas vraiment de révolution à ce niveau-là, mais c’est plus dans la géométrie du piolet que ça a changé. Le fait d’avoir une poignée qui facilite l’escalade sans dragonne. Ensuite on est passé du manche droit au manche galbé qui permet de planter justement dans des glaces beaucoup plus travaillées et complexes qu’avec un manche droit.

Fin 2011 est paru ton livre « Glaces : Arts, expériences et techniques » écrit avec Jérôme Blanc-Gras. Comment est née l’idée d’écrire un livre sur ce sujet ?

C’est un projet qui a maintenant presque dix ans. En fait, je faisais beaucoup de stages cascade de glace avec des clubs comme la fédération belge, et donc là il y avait un contenu technique à enseigner. J’avais commencé à prendre des notes et à essayer d’organiser des choses pour leur transmettre une connaissance visant l’autonomie. J’en parlais avec Jérôme Blanc-Gras avec qui je suis assez proche. On partageait nos expériences en essayant de tirer des constances de ce que l’on vivait, mais on ne se sentait pas obligé d’aller plus loin que ça. Et puis il y a eu l’accident d’un copain, Jean-Marc Genevois, qui s’est tué avec un effondrement de structure à Baiser de Lune. A la cérémonie, les autres guides et grimpeurs sont venus nous voir. Ils savaient que nous avions un peu d’avance de réflexion là-dessus. La plupart nous a dit : « Je ne comprends pas, j’ai grimpé deux jours avant dedans, il n’y avait aucune raison pour que ça tombe, il n’a vraiment pas eu de chance ! » Très peu avaient une autre réaction que celle-là. Ce discours de chance nous a choqué parce qu’avec l’approche qu’on avait, on sentait qu’on pouvait analyser les choses. On se disait que c’est quand même un peu court et facile de se contenter de ce discours de chance, c’est une façon de ne pas regarder les problèmes en face.

Il fallait qu’on fasse quelque chose, qu’on mette au clair notre truc, qu’on essaie d’avancer pour dire qu’on pouvait peut-être essayer d’avoir une petite méthode d’approche un peu raisonnée pour savoir si on pouvait aller ou pas sur telle cascade. Il y a donc eu un gros travail qui a pris trois ans, où on a organisé et mis au propre nos notes et petites fiches. On les a ensuite vérifiées sur le terrain lors de stages. Pour toute la partie sur le matériel technique c’est allé assez vite car c’est tout le vécu que j’avais eu chez Grivel. Jérôme a travaillé sur toute l’histoire de l’escalade sur glace, il connaissait bien ce sujet car il a été un acteur important des compétitions de glace. Bref on s’est un peu partagé le travail.

Au retour, les gens sont contents car le dernier bouquin un peu complet sur la glace était celui de Chouinard et Jeff Lowe sorti il y a plus de vingt ans. L’objectif de notre livre ne s’adresse pas au débutant, mais globalement à quelqu’un qui a une petite autonomie, ou par exemple un responsable de club qui emmène des personnes grimper et qui se pose des questions ; comment affûter mes broches à glace ? Quel type de piolet acheter ? Quelle cascade aller faire en fonction des conditions météo ?... des choses comme ça.

Tu es aussi l’auteur d’un topo d’escalade sur la région du Diois…

Oui, avec Dominique Duhaut j’ai fait un topo de grandes voies dans la vallée de la Drôme qui s’appelle « Escalade dans le Diois ». J’ai ouvert un peu partout tout le long dans la vallée de la Drôme. Je suis très heureux d’avoir ouvert des voies faciles et qui sont devenues des classiques, de niveau 5. J’ouvre aussi des voies jusqu’au 6,7. Là dernièrement avec le CAF de Clermont-Ferrand on a fait un stage terrain d’aventure et on a fini en ouvrant une arête qui fait huit longueurs dans le 4 sup, 5, magnifique, avec des rasoirs, un rappel, dans un cadre super joli.

La glace est-elle plus complexe à maîtriser que la neige ?

Je pense que c’est moins complexe. Mais c’est là qu’on est un peu à contrepied par rapport au laboratoire de glaciologie de Grenoble qui est en train de faire une étude sur la cascade de glace financée par la fondation Petzl. Le premier à avoir mis le feu aux poudres c’est Werner Munter avec sa méthode 3x3 pour les avalanches. On a la même approche mais nous ne prétendons pas expliquer. On présente des expériences et des constats organisés. Un exemple : les premiers qui ont fait des voûtes en pierre pour les cathédrales n’avaient pas cette théorie de la voûte et n’étaient pas capable d’expliquer mais par expérience ils savaient que ça fonctionnait. Comme 90 % des maçons qui ne savent pas pourquoi le béton devient dur, pourquoi ça marche, mais ils savent que s’ils mettent tant de sable, ça fonctionne.

Et donc nous sommes restés à ce niveau-là et la proposition qu’on fait est celle-ci : on a fait et organisé des observations, cela fait une trame qui élimine une grosse partie des inconnues, mais maintenant on n’est pas capable d’expliquer le pourquoi. Dans le cadre de notre bouquin, on est allé voir les personnes du laboratoire de glaciologie de Grenoble. Ils ont du mal à accepter ce discours-là car quelque part ça les dépossède, mais c’est un discours qui est intéressant. J’ai aussi rencontré un gars qui est ingénieur aux Travaux Publics. Il a fait sa thèse sur une station de ski où il a commencé à rentrer plein d’événements et données de terrain – il a arrêté entre temps sa thèse et n’a pas pu aller jusqu’au bout – avec les moyens de traitement informatique qu’on a actuellement, il disait qu’avec toutes ces données il était convaincu de prévoir toutes les avalanches et ça, sans explication scientifique, uniquement par cumul d’expérience.


La méthode 3x3 de Munter a-t-elle quelques similitudes avec la vôtre ?

Oui, mais il a poussé le bouchon beaucoup plus loin que nous. Déjà parce qu’il s’est basé sur des statistiques et sur de l’expérience cumulée. Il ne l’explique pas. Il dit qu’à partir d’une pente de 30°, le risque est augmenté de tant, si c’est un versant nord, ça augmente le risque de tant, si c’est un groupe de plus de tant de personnes, ça augmente le risque de tant… Il a beaucoup travaillé sur l’observation quantifiée car il y a des rapports de gendarmerie pour chaque avalanche, on a donc une grande précision au niveau des données. On a essayé de trouver un autre système mais on est toujours retombé sur le sien qui est finalement le plus pertinent, le 3x3 avec les trois points de vue qui sont : la préparation de la course à la maison, l’engagement sur la course et le moment où tu es dans la course.

Ensuite il y trois filtres horizontaux qui traitent les aspects environnementaux de tout ce qui est autour de la course que tu vas pratiquer. Alors que pour nous en cascade de glace, cela touche à l’ensoleillement, le vent, la courbe de température des jours précédents. Après il y a tout ce qui est lié à la structure sur laquelle tu grimpes, son type, comment elle est accrochée, les facteurs humains, ton niveau de pratique, ton niveau de connaissance, ta façon de prendre des décisions, etc.

Y-a-t-il des indices visuels sur le terrain indiquant qu’il ne vaut mieux ne pas aller sur telle cascade ?

Dans notre bouquin on a appelé « Check and go » notre méthode 3x3, c’est le but de ça. J’ai rencontré l’autre fois Jean-René Minelli qui m’a dit : « Ton truc ça marche! Je l’utilise tout l’hiver avec mes gars en stage cascade de glace, je leur donne, ils s’en servent pour analyser et avec ça ils ne font pas de conneries, ils ne vont pas se mettre où il ne faut pas. » Dans le 3x3 pour les facteurs environnementaux, ce qui est le plus important est la courbe de température, c’est crucial.

Il y a trois cas de figures dangereux qui sont d’abord le redoux, ça c’est assez facile à détecter et les personnes sont vite en alerte par rapport au fait qu’il fasse trop chaud et que ça fonde. Ensuite il y a le cas de figure du coup de froid brusque et ça c’est assez déjà plus dur à comprendre. Les gens pensent que s’il fait froid, ça signifie que c’est bon. Mais si tu perds quelque chose autour de 7° en 24h, c’est une tension énorme amenée sur les structures de glace.

Le dernier cas de figure est encore plus compliqué à prendre en compte, c’est ce que les scientifiques appellent le changement de face. C’est lorsque la glace passe de l’état solide à l’état liquide. Ça se passe souvent en fin d’hiver quand il y a des coups de chaleur, il fait chaud la journée donc la structure fond et comme c’est encore l’hiver et qu’il il fait encore froid, tout ça regèle et amène des tensions de dilatation énormes.

Penses-tu que l’activité de la cascade de glace est plus risquée que l’escalade ?

La différence fondamentale au niveau de la chute en escalade, est que, si tu tombes, au pire tu te fais une cheville et normalement tu ne te fais rien. En cascade de glace, quand tu tombes, au mieux tu te fais une cheville et au pire tu peux vraiment te faire très mal. En cascade de glace, le niveau des grimpeurs a explosé ces dernières années et ils grimpent de plus en plus sur des structures très verticales, très suspendues, et donc ultra fragiles. Depuis l’accident de Jean-Marc Genevois il y a un peu moins de dix ans, on observe une augmentation des accidents avec rupture de structure. C’est une accidentologie qui existait peu en cascade de glace jusqu’à maintenant mais elle est en train d’exploser.

Globalement, tant que la glace est posée dans des pentes en-dessous de 80 °, c'est-à-dire couchée, dans 80% des cas ça se cale tout seul. Le poids du grimpeur est négligeable sur la structure et il n’y a pas de problème mais à partir du moment où ce sont des structures qui sont « pendues » et verticales, là, tu as des équilibres de glace qui sont beaucoup plus précaires et il suffit que tu tapes au mauvais endroit pour créer un lâcher de tension. C’est comme pour la neige. On en est arrivé à un tel niveau de connaissance de dire que ce n’est pas le skieur qui déclenche. Il y a une tension potentielle dans le manteau neigeux et le skieur est juste la petite étincelle qui met le feu aux poudres. C’est pareil pour la glace, ce n’est pas le grimpeur qui casse la cascade, mais vu qu’elle est sous tension il est le facteur, il tape là où il ne faut pas et crée l’amorce de rupture, ce qui fait que tout part.

Quels conseils donnerais-tu à quelqu’un qui veut s’initier à la cascade de glace ?

Déjà lui dire qu’il faut qu’il se méfie sur le fait que du bas, une cascade de glace paraît toujours beaucoup plus facile que ce qu’elle est vraiment. On voit plein de surfaces horizontales et on a l’impression que ce n’est pas très raide, mais en fait ça l’est. Il faut aussi être modeste dans ses objectifs. Deuxièmement, ne pas tomber ! Parce que la chute n’est pas envisageable en cascade de glace. Troisièmement, évidemment comme il n’a pas d’expérience dans son choix pour faire sa première cascade, il doit se renseigner auprès de professionnels qui l’informeront, ou de copains qui sont initiés ou plus débrouillés. Il ne faut pas faire son choix à l’aveugle et surtout ne pas s’entêter. Il vaut mieux renoncer une fois de trop qu’insister une fois de trop.

Il y a bien sûr plusieurs types de glace… par exemple une glace écossaise est-elle différente d’une glace canadienne ?

En Ecosse il y a très peu de glace identique à la nôtre car c’est plutôt de la glace de neige. C’est une glace beaucoup plus tolérante parce qu’il y a de l’air dedans, elle n’est pas sous tension. Au Canada, c’est assez proche de chez nous sauf que tu as des situations différentes. Par grand froid tu vas grimper au soleil. Là-bas tu attends que le soleil tape sur la structure pour pouvoir aller grimper dessus. Ça ramollit la glace en surface et ça crée des lâchers de tensions.

Peux-tu nous rappeler les différentes cotations utilisées en glace actuellement ?

Il y a un système à double entrée qui n’est pas beaucoup utilisé en France avec un grade de difficulté en chiffre latin. Actuellement il n’y a rien qui dépasse le 7 en glace pure parce que dans ce cas, on est dans des structures beaucoup trop dangereuses. Faire du grade 7 c’est déjà ultra précaire. Une fois je grimpais en second un truc avec Steve Haston et j’ai refusé d’y aller ! Ça me faisait peur, c’était une draperie qui pendait. Steve était de l’autre côté de la draperie et je le voyais par transparence ! Il m’a dit : « Tu me suis ? ». « Non, non, non ! » je lui réponds (rires). Il y avait vingt tonnes de glace tendue. Il y aussi un grade d’engagement en chiffres romains qui n’est aussi pas beaucoup utilisé en France. Il est plus utilisé par les américains. Ces chiffres tiennent compte de facteurs de distance par rapport à l’approche, le fait que ça se descende facilement en rappel ou pas, c’est une notion d’engagement. Il y a maintenant une cotation M quelque chose qui correspond à du terrain mixte. On en est maintenant à du M10 à peu près, ce qui correspond à du rocher déversant très raide où tu es pendu par tes piolets dans des micro-prises, c’est ce qu’on appelle le dry-tooling.


Tu pratiques encore le dry-tooling ?

Je l’ai beaucoup pratiqué entre les années 2000 et 2005. J’avais fait des M7, M8 à vue, des M9. En 2003 j’avais créé un événement dans la vallée de la Drôme avec Jérôme Blanc-Gras qui s’appelait le Festi-Dry. Cet événement a donné l’idée à Jeff Mercier de créer son circuit Contest Dry Tooling. Avec Jérôme on organisait des compétitions de glace en Russie, au Canada, en Suède, en Italie, on équipait des structures artificielles de glace en rajoutant des panneaux avec des prises d’escalade pour faire des passages mixtes. On s’est dit que c’était vachement compliqué de faire de la glace et que c’était plus simple de prendre un vrai rocher et de rajouter quelque chose qui la remplace. On avait donc organisé une compétition où on avait mis des bouts de bois qui permettaient de faire des ancrages de piolets. Certaines voies faisaient 40m de haut sur une grande paroi de rocher. Sur les voies de finale il y avait très peu de bois, deux ou trois sur toute la hauteur. C’était Simon Anthamatten qui avait gagné la voie de finale.

Comment vois-tu l’évolution des pratiques de l'escalade et de l'alpinisme en France ? 

J’essaie d’être acteur là-dedans dans le sens où je suis délégué pour le syndicat des guides au niveau du département de la Drôme et je siège à la CDESI (Commission Départementale des Espaces, Sites et Itinéraires). C’est sous tutelle du Département, du préfet et donc de l’Etat. Ce sont des commissions qui doivent gérer les conflits d’intérêt sur les sites et espaces naturels. Ça concerne les pêcheurs, les ramasseurs de champignons, les gens qui font du 4X4, les randonneurs, les grimpeurs, les alpinistes, bref tout. Le conseil général de la Drôme a acheté le massif de la forêt de Saou où se trouvent les Trois Becs. Il y a des grandes voies d’escalade et le département de la Drôme s’est donc retrouvé à le faire gérer par le biais de la CDESI. On a donc eu toute une réflexion là-dessus. Il y a une vision qui me fait assez peur en ce moment au sein de la FFME car elle a déclassé l’escalade des sports des milieux spécifiques. Auparavant, le ministère des sports classait les activités sportives en deux familles : les activités en milieux non dangereux non spécifiques comme le basket, la course à pied, le football, etc. et les milieux dangereux dits spécifiques, ce sont toutes les activités de montagne, d’eau vive et d’air. La FFME a obtenu que l’escalade sportive – le cadre n’est pas encore complètement défini et fixé – ne soit plus en milieu spécifique. Elle est devenue un milieu non dangereux, normé, contrôlé, sécurisé.

Ma position est de dire que je ne suis pas inquiet pour l’alpinisme si on revendique nos pratiques comme de l’alpinisme. Si on dit que la cascade de glace c’est de l’alpinisme, je ne suis pas inquiet. Si on dit que l’ascension des grandes voies d’escalade, c’est de l’alpinisme, je ne suis pas inquiet. Les collectivités, le législateur et les politiques… tout ce monde comprennent que la seule façon de gérer ces terrains-là, c’est soit de les interdire, soit de dire que chacun est responsable ce qui équivaut de dire que c’est de l’alpinisme. Je suis très inquiet si on commence à créer quelque chose qui n’est pas de l’alpinisme, une pratique dite sportive, parce que ça signifie que c’est toi-même qui assure ta sécurité avant d’assurer la performance sportive. Du niveau de sécurité que tu vas être capable de mettre en œuvre va découler le niveau de performance sportive, ça va avoir une influence. Quand tu es dans une pratique sportive, c’est la collectivité qui s’engage sur la sécurité pour permettre à l’athlète de ne se concentrer que sur la performance sportive. A partir du moment où la collectivité s’engage sur l’aspect sécuritaire, elle peut assurer jusqu’à un certain niveau – ensuite il y a le problème de savoir qui va payer ce niveau de sécurité – et au-delà l’interdire systématiquement. Je suis contre l’utilisation de terme de « terrain d’aventure » qui ne veut rien dire. Sur un terrain d’aventure on peut faire du base-jump, du ski de couloir, des tas de choses, mais aussi de l’escalade alpine qui n’est pas de l’escalade sportive. Dans la Drôme on a eu deux réunions avec la FFME concernant les écoles d’escalade. Il y a une espèce de grand flou : Qu’est-ce qu’une école d’escalade ? Qu’est-ce qu’une pratique sportive ? Qui est responsable ? La FFME est en train de dire, ce n’est pas nous ! Globalement elle dit que l’escalade est une pratique sportive et qu’il faut que la collectivité assure la sécurité mais maintenant elle est en train de dire que ce n’est pas de sa responsabilité, qu’elle n’est pas chargée par le ministère des écoles d’escalade. Au ministère, il y a une commission juridique qui est en train de réfléchir sur le conventionnement des espaces naturels au vu de pratiques de pleine nature.

Autre grand flou juridique autour : on ne sait pas qui est responsable de l’aménagement fait par les collectivités, on ne sait pas si cela engage la responsabilité du propriétaire, des collectivités ou de l’équipeur… On ne sait pas, on ne sait rien. Maintenant, quelque part ça ne peut que déboucher sur du « bien » dans le sens où si tu commences à mettre en place quelque chose d’hyper contraignant, tu vas finir par interdire le Mont-Blanc ! Il y a plein d’activités qui ne vont plus exister. Les collectivités ne peuvent pas se passer de ça. Il y a un enjeu touristique trop important derrière, même dans les pratiques loisirs. Il faut trouver une solution et sortir de cette impasse. Pendant longtemps la FFME a fait croire qu’elle avait la délégation du ministère pour l’alpinisme. Le ministère des sports reconnaît une fédération sportive par activité et il n’y a que cette fédération qui est l’interlocuteur du ministère pour cette pratique, notamment pour l’équipe de France et les championnats de France. Jusqu’à maintenant le ministère arrivait à donner des délégations pour les activités non compétitives comme la randonnée, et là depuis quelques années, ils ont décidé de donner des délégations uniquement pour les activités de compétition plutôt internationales. C’est aussi un retrait financier du ministère. En fait, la FFME n’a pas la délégation alpinisme et il n’y a donc personne qui est l’interlocuteur privilégié au niveau du ministère pour cette activité. Le ministère ne veut pas donner de délégation d’alpinisme puisque ce n’est pas une pratique sportive : il n’y a pas de compétition, pas de championnat de France, pas de championnat du monde, etc. Lors de la dernière réunion, la FFME nous a dit : on a eu la délégation pour la pratique sportive de haut niveau – l’équipe de France et l’organisation des championnats de France – mais pour les écoles d’escalade nous n’avons pas de délégation spécifique du ministère donc ce n’est pas à notre charge.

J’ai donc un malin plaisir à suivre tout ça. Mon truc c’est de leur dire : vous avez une délégation pour la pratique sportive de haut niveau alors fichez nous la paix sur le reste… et puisque vous n’êtes pas compétents sur le reste, laissez les autres gestionnaires et intervenants sur les écoles d’escalade à être les interlocuteurs du ministère et trouvez une solution au problème. La FFME crée l’incendie pour être le pompier. Elle a soi-disant fait un audit qui me fait bien rigoler car il a été fait par ses propres cadres. Ce n’est donc pas un audit et ça n’a pas de valeur. Elle a fait le tour des écoles d’escalade et a signifié qu’il y en avait plein qui n’étaient pas conformes à la norme, notamment à cause des broches Bis II qui ne passent pas les tests. C’est elle-même qui a mis en place ces broches et instauré cette norme qu’elle présente comme incontournable et étant la seule norme. Ils mettent donc le feu au niveau des collectivités locales car du coup les maires prennent peur. En Ariège dans les Pyrénées, la FFME a joué ce jeu-là et on est arrivé à une situation où une vingtaine de sites d’escalades ont été interdits ainsi que des arrêtés municipaux demandant d’enlever dans les magasins les topos d’escalade de ces sites. C’est un jeu très dangereux que joue la fédé actuellement.

As-tu un cercle de personnes avec qui tu grimpes régulièrement ?

Oui, il y a des copains connus comme Christophe Raillon, moniteur d’escalade, avec qui j’ouvre plein de voies dans le Diois. On a ouvert ensemble une vingtaine de voies de 150 à 250m aux Trois Becs, je grimpe régulièrement avec lui, on est allé d’ailleurs ensemble dans le Hoggar. Il y a aussi Jérôme Blanc-Gras avec qui je grimpe souvent, j’ai fait avec lui en hiver la face nord de l’Eiger. On a aussi ouvert ensemble pas mal de cascades, avec Christophe aussi comme Lou Monstraou, une belle cascade dans le Diois qui est une classique difficile. Je grimpe aussi parfois avec Christophe Moulin, par exemple en cascade en Islande, on a fait aussi des voyages familiaux en Sardaigne pour grimper au bord de la mer avec les enfants.

Tu es aussi très attaché à la proximité… 

Je suis un peu casanier. J’ouvre des voies de rochers dans la vallée de la Drôme, des cascades à droite et à gauche, et j’ai beaucoup plus de plaisir à ouvrir une « bouse » (1) derrière chez moi que faire des kilomètres ou faire une expédition au Pakistan par exemple. Je ne dis pas que ce n’est pas bien ou que ça me déplairait, mais je trouve qu’il y a un plaisir de la pratique du « derrière chez soi », c’est un plaisir d’enfant. Aller ouvrir une voie aux tours de Trango(1) n’est pas un plaisir d’enfant. D’abord ici, ce sont des faces humaines, petites et pas engagées. C’est une histoire intime entre toi et ton terroir alors qu’une histoire au Pakistan, les motivations sont plus grandioses, c’est s’inscrire dans l’histoire de l’alpinisme ou des choses comme ça alors que derrière chez toi, c’est pas du tout ça.

Y’a-t-il une cascade que tu rêverais de faire ?

Oui, le Diamond couloir au mont Kenya, qui est une cascade de glace en fait. Ça va d’ailleurs être de plus en plus improbable à faire parce qu’il y a de moins en moins de neige. Elle a été ouverte par Chouinard. Ce n’est pas très dur, du 4 sup il me semble, mais le cadre doit être fabuleux.

(1) = Bouse = mot argotique - une voie d’escalade de peu d’intérêt / (2) = Trango : Les tours de Trango sont un lieu très connu au Pakistan d’escalade difficile

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