Le 23 novembre 2012, Vivian Bruchez et Kilian Jornet effectuaient la première descente à skis de l'éperon Migot à l'aiguille du Chardonnet dans le massif du mont Blanc. Une interview exclusive pour Montagnes Reportages.
Crédit photos : Vivian Bruchez (sauf mention contraire)

Montagnes Reportages : Quel est ton parcours professionnel ?

Vivian Bruchez : Je suis entraîneur de ski alpin et guide de haute-montagne. J’ai été diplômé il y a deux ans et je travaille au sein de la Compagnie des Guides de Chamonix. Mon travail est essentiellement d’entraîner l’hiver et de guider l’été. Guide, assez peu l’hiver sauf en fin de saison et au printemps car depuis deux saisons, je commence vraiment à faire de la pente raide avec des clients, c’est une activité vraiment sympa à encadrer.
J’ai un passé de skieur alpin, ce qui permet de donner plus de conseils techniques. J’ai fait aussi du ski cross, un peu de freeride, mais je me suis vite retrouvé dans la pente raide et maintenant je ne fais quasiment plus que ça. J’aime beaucoup. Je fais aussi beaucoup d’escalade, je suis chamoniard depuis plusieurs générations.

Qu’est-ce qui t’a décidé à aller mettre tes skis dans cet éperon ?

Ce qui m’a décidé, c’est que déjà, je connaissais bien la ligne. Il y a quelques années que je l’avais déjà bien en tête. Le 16 novembre 2008, j’avais skié la face nord, la descente Boivin-Détry. Je savais que les conditions dans cette face étaient correctes voire très bonnes pour la saison. L’éperon Migot est déjà une belle course d’alpinisme en soi, alors si les conditions ne sont pas bonnes, ce n’est pas un problème, je redescends par la voie normale. Par contre si c’est bon, là j’envisagerai la descente.

Comment se prépare-t-on à une descente de skis en pente raide ?

J’ai beaucoup skié cet automne grâce à mon travail d’entraîneur avec des jeunes de clubs, donc j’étais déjà assez au point à ce niveau-là. J’avais déjà pu essayer mon nouveau matériel quelques jours avant, en faisant quelques sorties de ski de rando autour de chez moi dans le bassin du Tour. Il y a eu ensuite une préparation sur le matos, l’affûtage des skis, une phase d’observation dans le secteur qui m’avait permis de voir que c’était bien blanc. Mais bon après… entre bien blanc et remonter dans la face puis voir que la neige n’est pas collée à la glace ! Cette phase d’observation passe donc par l’obligation de monter par la pente que tu vas descendre, ça c’est vraiment important.

Est-ce qu’il y avait déjà eu une tentative dans cet éperon ?

Oui, mais je l’ai appris finalement après. Je m’en doutais un petit peu car c’est quand même une très belle ligne et en même temps, le Chardonnet est une très belle montagne. Etant d’Argentière, je la vois depuis que je suis tout petit au-dessus de ma maison, elle attire les regards.
Fred Bernard, guide à Chamonix, m’a envoyé un email très sympa le lendemain de cette descente. Il m’a expliqué qu’il avait essayé de skier la pente au moins deux fois il y a deux ans au printemps. Mais il n’avait jamais trouvé les bonnes conditions et n’a pas pu faire la descente. Ça m’a vraiment fait plaisir qu’il m’envoie ce message.


Comment t’es-tu retrouvé à faire cette descente avec Kilian Jornet ?

Je participe au projet du tournage du film « Summits of my life », le projet de Kilian. Des records sur des sommets, un projet qui s’étale sur quatre ans. J’interviens comme conseiller technique auprès de Kilian et en même temps comme deuxième caméra pour Sébastien Montaz auquel j’assure aussi sa sécurité car Seb a besoin d’une personne qui soit là pour l’assurer.
Les projets de Kilian sont surtout en solo, il faut donc que l’équipe autour de lui soit aussi en sécurité. Kilian, je le connaissais déjà, par contre c’était la première fois qu’on avait un projet en commun.
Ça s’est décidé très vite en se voyant la veille. Je savais qu’il était allé deux fois dans la voie normale pendant la semaine. Du coup quand je l’ai vu, je lui ai demandé comment c’était dans la voie normale. Il m’a répondu que c’était bon, qu’il y avait de la neige. Donc ça a été assez naturel de se dire, moi j’ai ce projet-là, toi tu es allé deux fois au Chardonnet, tu es bien en forme au niveau ski, alors on y va ensemble ! C’est une super rencontre. Kilian apporte beaucoup de choses à l’évolution du ski de montagne, aspect vitesse, légèreté, toute cette partie course, et à la fois moi je lui apporte plutôt la technique en skis, la lecture de l’itinéraire de la descente dans une pente raide. Ça s’est donc passé sous une forme d’échange et j’espère que l’on aura d’autres projets en commun.

Comment ça se passe quand on skie à deux une pente raide ?

On est très vigilant l’un par rapport à l’autre. On fait du solo, on n’a pas le droit à l’erreur car il y a quand même une partie dans la voie où tu n’as pas le droit à la faute ni de chuter.
Donc tu fais très attention à ton compagnon. On skie un par un. Le premier part, fait cinq ou six virages, s’arrête et se met un petit peu à l’abri. Le deuxième le rejoint. Une fois qu’on est tous les deux bien, ça repart. Dans une telle course, on ne se dit pas qu’il faut aller vite en bas. Le but est de skier proprement et minimiser les risques.

Les conditions trouvées étaient celles que tu espérais?

J’ai été surpris par la bonne qualité de la neige. La neige d’automne, c’est quand même généralement une neige froide. Je m’y attendais un peu mais je ne pensais pas qu’elle allait accrocher autant et même très bien. Elle était dure mais il y avait vraiment une très bonne accroche, ce qui nous a permis d’ailleurs de skier.
La descente a duré une petit peu plus de trente minutes. Déjà, on n’a pas eu besoin de faire un rappel ce qui nous a fait gagner beaucoup de temps. On a évité quand même, il y avait un petit moment de doute. On ne savait pas si ça allait vraiment passer entre des rochers mais finalement, ça s’est très bien déroulé.
On s’est très peu arrêtés dans la descente. Tu parles aussi très peu. Tu es vraiment concentré sur l’autre mais en même temps, tu n’as pas besoin de lui raconter ta vie. Tu vis ton truc, à chaque virage tu es concentré et tu n’as pas envie de lâcher cette concentration.

Et quand on arrive en bas ?

Un sentiment de bonheur parce c’est un sommet qui me tient à cœur. En même temps, j’en avais parlé à mon ami Rémy Lécluse. On avait l’ambition d’y aller au printemps dernier, on n’a pas trouvé forcément les conditions donc ça n’avait pas pu se faire. Alors, pouvoir faire cette descente, c’est sûr que tu y penses.
Quand tu arrives en bas, tu ne te dis pas : « Je suis content d’être en vie ! ». On n’est pas allés faire cette pente en se disant qu’on n’était pas loin de la mort, non… ce n’est vraiment pas du tout ça. Les conditions étaient bonnes, on s’est bien sentis, on a bien skié, oui… c’est plutôt un sentiment de bonheur quand tu es en bas.

La voie Boivin-Détry skiée en 1977 est de même difficulté ?

C’est quasiment la même chose en inclinaison de pente par contre tu n’as pas toute cette partie technique dans les rochers, donc tu diminues finalement l’exposition au niveau technique. C’est en fait plus une grande pente de neige. Tu arrives ensuite sur un sérac où c’est d’ailleurs toujours un peu compliqué parce que la neige s’y colle assez rarement. Tu es souvent obligé de mettre une corde, une main courante sur 30 m. II y a peu de temps, j’ai eu Yves Détry en conversation qui m’a dit qu’avec Jean-Marc, ils avaient aussi mis une corde au passage du sérac. Je sais que Marco Siffredi avait surfé dans cette pente mais je ne sais pas s’il avait utilisé une corde.
Ce n’est pas du tout la même descente, ça se vaut en inclinaison de pente, c’est à peu près la même chose, mais un coup tu vas avoir la descente Boivin-Détry qui va être bonne et l’éperon Migot qui sera mauvais, et inversement.
Ce qui est bien, c’est qu’à la fois, si on n’avait pas pu le faire, on aurait quand même fait une super course en montagne, l’éperon Migot à la journée. Et puis, il y a toute cette ambiance, le fait de partir quand il fait encore nuit et à 14h, tu es à la maison !… Bien sûr, tout cela n’est pas très nouveau, mais moi je sais que je n’ai jamais trop eu cette pratique et je trouve ça vraiment sympa !

Crédit photo : Roy D.

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