Montagnes Reportages : Comment est née cette idée de faire un tour de la France par ses frontières, c'est peu courant pour un alpiniste professionnel ?
Lionel Daudet : Il y a d’abord eu l’idée de faire le tour des Hautes Alpes. Inspiré par l’arête valaisanne puisqu’il y avait deux jeunes qui avaient fait le tour du canton du Valais, on s’est dit que ce serait vraiment bien de le faire chez nous parce que ça a du sens, tu traverses quatre massifs montagneux ; les Cerces, le Queyras, le Dévoluy et les Ecrins. A l’issue du tour des Hautes Alpes, il y avait une amie qui m’avait dit en rigolant : « Et pourquoi pas le tour de France ? » Donc l’idée est venue un peu d’une plaisanterie.
Après sur un plan plus général, c’est l’histoire d’une constatation que pour moi, même si encore on voit dans la presse spécialisée que les alpinistes ouvrent toujours des voies dans des parois très difficiles, c’est quand même un terrain de jeu qui s’est extrêmement rétréci et on arrive à la fin de cette histoire-là.
On constate depuis les années 2000 qu’on fait face à une nouvelle forme d’alpinisme, d’aventure où les lignes et les parois peuvent être complètement virtuelles à la base. Ça peut être par exemple ce qu’a fait Berhault dans sa traversée des Alpes, sans moyen motorisé enchainant des ascensions de voies historiques difficiles. Ça peut être la Skyline, une ligne de crête, une limite d’un département, une frontière, donc c’est pour cela finalement qu’il y a ce côté intéressant où la paroi était quelque chose de virtuel, les contours de la France.
Ce qui était très étonnant est que cette ligne était déjà toute tracée d’avance contrairement à une ligne d’ascension classique. On était un peu dans le jeu inverse que d’ouvrir une voie en cheminant un peu à l’instinct alors que là au contraire on cheminait dans quelque chose qui était préexistant mais qui en même temps était visible de tous et qui n’avait jamais été parcouru.
Elle ressemble à quoi cette frontière ? On y rentre quoi et qui ?
Il faut bien se dire qu’on a une représentation complètement idéale de la frontière où on imagine un peu un no man's land, quelque chose qui est un peu à l’écart des lois humaines, de la géographie physique alors qu’en fait la frontière, c’est tout ce qu’on peut imaginer qu’on pourrait rencontrer sur un territoire. Ça peut être une ligne de partage des eaux, une frontière naturelle, une rivière, un champ à traverser bien délimité avec une espèce de bande au milieu, et à l’inverse ça peut être un champ complètement labouré sans aucune indication de frontière. Ça peut être énormément de choses, un vignoble, une propriété privée, une maison, une route, un golf...
Après, dans les zones de plaines, cette frontière est matérialisée par des bornages qui indiquent l’endroit précis de la frontière mais il faut bien imaginer qu’autant il y a des bornes qui sont en bon état et bien visibles, autant il y en qui à mon avis n’ont pas été vues depuis des années car elles se trouvent au milieu de fourrés inextricables. Dernière chose sur la frontière, il y a des endroits où si l’on n’a pas le GPS, c’est quasiment impossible de savoir si on est en France, ou dans le pays voisin.
La matérialisation de la frontière est devenue très poreuse, du coup on peut avoir quelques indices comme par exemple, un alignement de buissons qui font comme une ligne droite dans un champ, un petit talus dans une forêt, mais bien souvent on a vraiment beaucoup de mal à identifier précisément cette frontière sans outils extérieurs.
On y rencontre qui ? Tous les frontaliers, c'est-à-dire les gens qui vont vivre dessus ou tout près. Dans les zones de plaines, on va rencontrer des paysans, dans les zones de montagnes, on va se retrouver dans un no man's land, dans le sens où la frontière coïncide avec des crêtes, qui sont la plupart du temps délaissées des êtres humains. On rencontre alors un réel parfum d’aventure dans le sens où on a peu ou pas d’informations, on ne sait même pas si ces crêtes ont été parcourues, certaines oui, d’autres non et tout cela donne du sel au projet.
Pour la partie purement alpinisme du Dodtour, quelles ont été les difficultés auxquelles tu as été confronté ?
Les difficultés ne sont pas toujours là où on les attend. On a parfois des zones d’arêtes qui sont des classiques parfois techniquement un peu difficiles mais en fait, la difficulté est souvent dans des endroits inconnus ; des petits chicots, des bouts d’arêtes qui ne sont pas répertoriées et on se retrouve face à un ressaut très lisse qu’il va falloir contourner ou escalader en serrant un peu des dents (rires). Il y a eu beaucoup d’endroits où l’on a eu des surprises.
Paradoxalement souvent la difficulté n’était pas de monter au sommet d’une montagne sur la frontière mais justement d’en descendre car c’est souvent super compliqué de descendre le fil d’une arête très déchiquetée avec du rocher pourri. Bien souvent c’était beaucoup plus simple de faire un rappel par exemple de 60 m tout droit dans la face juste à coté de l’arête frontière et après de retirer une droite à l’horizontale pour revenir vers la frontière.
Il y a toute cette dimension de descente qui a été très surprenante parfois. Ou alors il y a des grandes brèches avec des zones déversées ou là c’est absolument impossible de désescalader. Installer des zones de rappels dans des rochers très pourris, c’est pas simple.
Je me souviens de zones dans le Haut Giffre au-dessus de Samoëns, où avec Philippe Pellet "Tronc", on était quasiment obligé de tailler des champignons de rocher dans du schiste et de laisser 5 ou 6 m de cordelette voire plus pour faire un rappel. Il y a eu aussi des zones où l’on n'avait pas le matériel adéquat parce qu’on estimait qu’on n'avait pas besoin de deux brins pour pouvoir faire 60 m de rappel ; par exemple en Ubaye avec Yann Mimet "Mimouz", on est tombé sur un ressaut qui faisait au moins 60 m de hauteur tout en verticale, voire déversant, hyper pourri et voilà on n'avait qu’une corde de 30 m.
C'était même pas la peine de songer à descendre en rappel là-dedans, ce genre de terrain est super dangereux car la corde peut faire tomber des blocs et être coupée. On est donc dans une logique de montagne, on a contourné ce ressaut ; ça n’a pas été simple car il a fallu descendre de 200 m et remonter dans des pierriers innommables.
Tu as dit que ce Dodtour a été physiquement difficile de par sa durée. Comment as-tu justement géré ce physique pour espérer boucler ce tour. Tu as dû perdre quelques kilos ?
Au niveau du poids, ça a été très fluctuant, il y a eu des moments où quand la météo était bonne, eh bien…j’avançais, j’avançais, j’avançais,… donc effectivement j’arrivais à maigrir… Bon après, je faisais quand même un bon poids au départ, je n’ai pas perdu des dizaines de kilos ! J’ai dû perdre à peu près 5 kilos. Si on devient trop maigre, on a moins de jus. Physiquement il y avait une vraie dureté dans le sens où tous les jours il faut remettre le couvert et la difficulté ce n’est pas de faire une journée du Dodtour mais de faire 2 jours, 5 jours, une semaine, un mois, une année et de tenir cette distance qui est incroyablement longue, sachant que dans les zones de montagnes s’ajoutent la dangerosité des lieux.
Contrairement à une plage du littoral où on pédale même si on est fatigué, ça ne prête pas à conséquences alors que si on est crevé en montagne et qu’on met un pied à côté de l’arête, on se casse la figure et on se tue. On n’était quand même pas souvent super encordés non plus pour aller vite et aussi pour des questions de sécurité.
Ce physique finalement a été géré de plusieurs manières, déjà par le sommeil. Pour moi ce qui était important c'était d’avoir des bonnes récupérations, des bonnes nuits, une bonne hygiène de vie, boire peu d’alcool, manger quasiment tous les jours des pâtes pour avoir du carburant. Il n’y a pas de secret, le jour où je ne mangeais pas de pâtes ou de glucides lents, le lendemain j’avançais moins.
Le soir où je me couchais un peu tard pour x raisons, le lendemain la mécanique était plus dure à mettre en route et puis quelque part je dirais que c’était le mental qui a vraiment dicté tout ça en me disant : le corps est un peu l’instrument de musique, le mental est la baguette qui donne le tempo, qui donne le rythme, qui fait avancer.
Le chef d’orchestre dans cette histoire-là, ce n’était même plus moi, mais plutôt cette espèce de mouvement de vie auquel je me fondais et confondais et qui faisait que j’avais toujours l’envie de repartir chaque matin. Pour moi le mental a vraiment tiré le corps jusqu’au bout.
Lors de ce Dodtour, tu as carrément pris la foudre. Ça a dû bien te perturber pour la suite, non ?
Perturbé, pas vraiment mais sur le coup, oui bien sûr ! Car c’est quand même la première fois de ma vie que je me prenais un impact de foudre et ce n’est jamais très drôle. C’est plutôt une situation très stressante. Ça m’a paralysé sur le coup, j’ai vu cet éclair blanc sortir des pieds sans bruit de tonnerre et l’instant d’après j’étais parterre après avoir crié.
A partir du moment où je me suis relevé et que j’ai senti qu’à priori tout fonctionnait, c’était nickel. C’est plus les autres qui me faisaient flipper en me disant qu’il fallait faire un ECG, un bilan médical complet alors que moi j’avais le sentiment de me sentir très bien. Donc à partir de cet auto-bilan satisfaisant, ça m’a donc pas plus perturbé que ça.
Ce Dodtour n’aurait jamais pu voir le jour sans l’implication active de ta femme Véronique, ainsi que les nombreuses personnes qui t’ont accompagné. Comment s'est déroulée la logistique ?
Oui, ma femme Véronique a eu un rôle plus qu’important, je dirai vital, dans le Dodtour. D’une part c’est elle qui gérait toute l’interface avec les médias, les sponsors et qui réglait aussi toute la logistique intérieure ; les compagnons de cordée à mettre en place quand j’en avais besoin, les kayakistes, naviguer à la voile à Ouessant, traverser le centre d’accélération de particules de Genève, demander des autorisations pour certains lieux comme le Centre d’Essai des Landes.
Elle a eu une somme de travail absolument hallucinante dont elle s’est vraiment tiré avec brio car il n’y a pas eu un moment où j’ai eu le sentiment que la logistique ne suivait pas le mouvement du Dodtour donc ça c’était super important. Elle est venue en dehors des zones de haute montagne avec un camping-car qu’elle pilotait, du lac Léman jusqu’au pays basque, 7 mois non-stop. Elle m’interceptait et me récupérait tous les soirs, afin que je sois le plus léger possible sur la frontière. Elle a été évidemment une présence incroyablement indispensable et efficace.
Par contre, pour les zones de haute montagne, c’était une logistique différente avec deux jeunes porteurs à chaque fois, des binômes, qui étaient rémunérés pour faire des portages.
Cette aventure était à la fois collective et solidaire dans le sens où ce n'est pas le petit bonhomme qui a fait le tour de la France, mais une somme d’énergie qui a permis la réalisation de ce projet, énergies amenées par plein de gens qui m’ont rejoint un peu via Facebook, via des réseaux, via des amis d’amis, etc.
Il y a donc eu une dimension humaine incroyablement riche et forte ; il y a des gens qui sont venus pédaler avec moi quelques heures, un jour, une semaine, d’autres sont venus avec un kayak en remorque pour me faire traverser une embouchure, d’autres pour traverser la Loire un 4 février avec tout un club, des piroguiers sont venus avec moi plusieurs jours faire le pourtour de la Méditerranée, pendant que leur femme faisait l’assistance, des alpinistes m’ont accompagné tel Morgan Perissé quasiment durant 3 mois pour traverser les Pyrénées, des alpinistes sont venus me faire découvrir, l'espace de quelques jours, leur jardin dans les Alpes, sachant qu’en plus à quelques exceptions près, c’était des lieux qu’ils ne connaissaient pas du tout, ça a été le coté paradoxal et aventure du Dodtour, une aventure humaine qui a été le pilier fondamental de ce tour de la France.
Et maintenant ?
J’ai la chance de surfer sur la vague du Dodtour et du coup depuis peu je fais un retour vers les hommes. Dans le sens de ces projets complètement inutiles, on se rend compte qu’on amène des choses utiles aux autres, qui sont un peu invisibles mais qui sont un peu d’oxygène, d’enthousiasme, de joie, qui sortent un peu de la morosité ambiante. Là on se rend compte que les gens en ont besoin au même titre parfois que des médicaments.
Ecouter de la musique ça sert à rien mais quand on en écoute ça fait du bien. Le Dodtour se situe un peu à ce diapason-là, donc pour moi l’écriture sera d’enregistrer la symphonie qui aura été vécue pendant un an et demi, puis de donner cette musique pour qui voudra bien l’écouter.
Et puis après il y a les projets de films : 4 x 52 minutes pour la chaine Voyages dans lequel je suis un peu impliqué par des carnets de voyages un peu intimistes. Il y a une fausse voix-off qui est ma propre voix que j’enregistre. Puis avec Charlie Buffet qui réalise, on échange assez régulièrement des textes pour voir si c’est en accord avec ce que j’ai vécu et ce qu’on veut faire dire au film. |