Doc Vertical

17/12/07

Submergé de bonheur
> photos et vues aériennes prochainement

"Ça y est... victoire ! c’est fini et c’est gagné ! J’ai les lèvres cramées et les pieds explosés mais suis submergé de bonheur. Heureux d’avoir atteint cet objectif original et ambitieux que nous préparions depuis six mois. En un temps qui me parait tout à coup si réduit, nous venons de boucler en onze journées effectives la traversée longitudinale de la Géorgie du Sud, appuyés de façon admirable par nos trois marins et grâce au bateau si attachant d’Isabelle, Ada 2. Onze jours de lutte pour rallier Elsehul Bay à Larsen Harbour à l’extrême Sud de la Géorgie du 26 novembre au 15 décembre par un itinéraire particulièrement engagé et direct.
A noter, deux traversées complètes, réalisées auparavant :
- celle de Duncan Carse qui aura nécessitée cinq années de 1951 à 1956, dont l’objectif était de cartographier l’ensemble de l’île.
- celle tracée par Patt Lurcock et Angus Finney en 1999 bouclée en 29 jours, dont 22 effectifs, laquelle avait emprunté le versant plus abrité
et moins aléatoire de la cote Nord.
Celle que nous venons de concrétiser emprunte, sans détour, le versant redouté de l’île, entre la face Sud du Paget et la cote reconnue comme sauvage, froide et sans recours pour les bateaux qui s’y aventurent. C’était un challenge en soi et je me rends compte une fois de plus de l’engagement d’une telle entreprise. En débouchant hier soir, avec Dod et Phil, du dernier col qui plonge sur le fiord Larsen Harbour et en repérant, tout au fond de cet étroit et sinueux bras d’eau noire, le zodiac qui venait à notre rencontre pour la dernière fois, j’ai revu défiler dans ma tête toutes ces étapes qui nous ont amené jusqu’ici.
Les premières, que je croyais débonnaires et qui se sont avérées si surprenantes et un tant soit peu sévères; A pied, ski sur le dos ou chaussé dans des neiges vitreuses ou croûtée; Dans le blizzard, au travers de massifs acérés, pas très hauts mais complètement givrés et glaciaires. Je me suis rappelé ces longueurs dans le brouillard et le vent à ne pouvoir plus compter que sur la navigation par satellite et le bon vouloir de nos montres GPS. Ces longs glaciers de dizaine de kilomètres, si réduits sur la carte au « deux cent millième », la  seule existante, criblés de crevasses qui jamais ne nous auront avalé. Je me suis rappelé aussi ces interminables journées à rallonge profitant au mieux des quelques moments d’éclaircie que le ciel nous accordait sur le Kohl plateau et de ces trois jours de crux pour forcer le passage entre l’immense masse glaciaire du Paget et la cote Sud. Là, nous savions que se trouvait le passage clé. Passer par le Sud Ouest, cela voulait dire qu’à la moindre erreur, au moindre accident, aussi minime soit-il, au moindre coup de vent du Sud, se serait le piège, sans secours et sans aucun moyen d’évacuation.
La jonction avec Isabelle à Ducloz Head, seul mouillage envisageable, s’est faite grâce à la perspicacité et le sens de l’itinéraire de Dod et Phil. Ce passage n’avait probablement jamais été réalisé auparavant. Chaque col et chaque glacier qui nous paraissaient si anodins sur la carte ont montré de quoi ils étaient capables : nous barrer le passage par de complexes labyrinthes de crevasses ou par des pentes de neige impraticables en pulka qu’il a fallu à maintes reprises porter sur le dos ou tenir à bout de bras. Isabelle et son équipe nous attendaient, comme convenu, après avoir fait le tour de l’île de nuit entre les icebergs. Juste ce qu’il fallait pour nous ressourcer, sécher les affaires trempées, les chaussures gorgées d’eau et nous renvoyer dans la bataille avant que l’ancre ne ripe et qu’Ada n’aille se faire drosser sur les récifs. C’était en comptant aussi sur l’engagement des
transbordements en Zodiac, risquant de se retourner sous les déferlantes ou recevoir des tranches de glace du front glaciaire.
Le passage de Ducloz Head au glacier Brogger était le gros morceau : Traverser trois glaciers successifs aux dimensions himalayennes, sous la masse angoissante du Paget, et franchir la lugubre « Austin Head » qui s’élève à plus de trois cent mètres, interdisant le passage vers le glacier Brogger. Profitant de l’accalmie éphémère, nous nous risquons à tutoyer en bateau les fronts glaciaires qui dégueulent dans l’eau glaciale, dans le but de repérer d’éventuelles faiblesses de leur relief et d’imaginer un itinéraire possible. Nous en entrevoyons un, mais il ne sera jamais possible de tout voir. Certaines sections restent invisibles. Dod, Agnès et Tristan, engoncés dans leur tenue de polichinelle isotherme, tentent une dépose des pulkas au pied du Brogger. Il faut pour cela se faufiler entre deux murailles de glace et batailler deux heures dans le « brash », terme utilisé pour décrire la
couche de morceaux de glace qui recouvre la surface de l’eau. Sur Ada, nous guettons avec inquiétude leur retour, je n’aime pas trop cette prise de risque. Surtout ne pas crever le zodiac, l’abordage sur la petite plage caillouteuse faille tourner à la catastrophe. Le Zodiac se fait prendre par un rouleau et l’atterrissage est sévère, mais tout le monde est sauf et les pulkas sont déposées de façon bien stratégique, retournées pour ne pas faire le bonheur des skuas, ces oiseaux voraces et ravageurs. Elles nous attendront pour tailler la route par le Brogger une fois cette dernière section franchie.
Le vent va forcir et tourner au Sud-Ouest, Isa ne peut plus rester. Elle doit aller s’abriter quarante cinq mille plus au Sud, à la pointe de la Géorgie.
Autant dire qu’elle ne pourra plus rien pour nous. Le temps est médiocre, mais nous n’avons plus le choix. Il faut y aller. Cette journée sera la plus éprouvante et dangereuse. Nous le savions, nous l’avons voulu, nous l’avons ! Pluie, vent et brouillard, ce sera le menu du jour. Pas une fenêtre ne nous sera accordée. Une traversée ça se gagne. Le premier glacier se franchit à peu près sans encombre en suivant une rampe de neige parcourue de crevasses sur plus de cinq cent mètres. Le deuxième, par contre s’avère beaucoup moins accueillant.
Après avoir, à tort, pensé que nous allions trouver une rampe équivalente, c’est la consternation. Nous pilons sur un promontoire : à nos pieds une vision apocalyptique, celui d’un chaos de crevasses infranchissables s’effondrant dans un bras de mer nous sépare définitivement d’Austin Head. La pluie commence à nous pénétrer malgré notre équipement Adapté mais il faut bien se replier. La remontée du glacier dans le brouillard est inéluctable. Une seul issue possible, le contourner par en haut et rejoindre la rive opposée. Ensuite, seul l’esquisse d’un cheminement de rimaye en rimaye, entr’aperçu entre deux nuages nous apparaît salvateur. Il le sera. Il le sera, mais au prix d’un difficile parcours, déchaussant et rechaussant à tour de bras, courant dans le sorbet sous les langues de séracs instables et dérapant sur les névés noircis de schistes pilés. Transis jusqu’aux os nous atteignons enfin la base de ce que nous espérons être le col qui nous sépare de l’ultime glacier à traverser pour rejoindre nos pulkas, notre tente, nos vivres et nos affaires sèches.
L’ascension de cette coulée de gravas d’une centaine de mètres, partiellement recouverte de névés ramollis, a l’avantage de réchauffer nos corps transis et vidés. Un cri de joie retentit quand Dod atteint le col. C’est le bon ! Dix mètres de désescalade et c’est la neige qui nous attend en une pente facile. La traversée du dernier glacier, c’est du gâteau, vu ce que nous venons de vivre, d’autant plus que la rive droite est recouverte de neige jusqu’aux dernières moraines. Huit heures du soir, trempé dans mon duvet, j’appelle Isabelle depuis l’Iridium pour la rassurer. J’apprends qu’eux aussi ont passé une sale journée, malmenés par plus de quarante nœuds. Bousculés par les rafales, ce n’est pas sans lutter qu’ils ont pu rejoindre le mouillage de Larsen Harbour. Même en bateau, la bataille peut être rude et c’est bien entendu ce qui nous unis, marin et montagnard, dans ces terres inhospitalières où nous menons finalement le même combat.
Je me suis rappelé enfin, la récompense des Dieux du Sud pour la section finale. La remontée de l’immense glacier Brogger puis du Spenceley et tout ceux qui suivent. En deux jours, nous déroulons et avalons les kilomètres de tapis blanc avec bonheur. La nuit froide et humide que nous devons à nos duvets toujours gorgés d’eau, est vite oubliée devant le cadeau qui nous est offert. C’est immense mais tellement beau quand le vent tombe et quand le bleu du ciel apparaît au travers de l’abside à cinq heures du matin, nous livrant la magie de ce spectacle blanc parsemé de sommets aussi beaux les uns que les autres. Le Mont Baume, le Mont Paterson, le Carse, le Dow et le Sarbuck Peak, chacun à lui seul a la carrure d’un véritable objectif alpin associant verticalité et technicité. Mais voilà, dans cet espace perdu où l’accessibilité est aussi difficile que la grimpe, quelque chose au fond de moi-même me dit que ces faces ne sont pas prêtes d’être gravies ce qui leur donne à mes yeux la virginité qu’elles méritent.

       
© Georgia Sat 2007