"Ça y est... victoire ! c’est fini et c’est gagné ! J’ai les lèvres cramées
et les pieds explosés mais suis submergé de bonheur. Heureux d’avoir
atteint cet objectif original et ambitieux que nous préparions depuis
six mois.
En un temps qui me parait tout à coup si réduit, nous venons de boucler
en onze journées effectives la traversée longitudinale de la Géorgie du
Sud, appuyés de façon admirable par nos trois marins et grâce au bateau
si attachant d’Isabelle, Ada 2. Onze jours de lutte pour rallier Elsehul
Bay à Larsen Harbour à l’extrême Sud de la Géorgie du 26 novembre au 15
décembre par un itinéraire particulièrement engagé et direct.
A noter, deux traversées complètes, réalisées auparavant :
- celle de Duncan Carse qui aura nécessitée cinq années de 1951 à 1956,
dont l’objectif était de cartographier l’ensemble de l’île.
- celle tracée par Patt Lurcock et Angus Finney en 1999 bouclée en 29
jours, dont 22 effectifs, laquelle avait emprunté le versant plus abrité
et moins aléatoire de la cote Nord.
Celle que nous venons de concrétiser emprunte, sans détour, le versant
redouté de l’île, entre la face Sud du Paget et la cote reconnue comme
sauvage, froide et sans recours pour les bateaux qui s’y aventurent.
C’était un challenge en soi et je me rends compte une fois de plus de
l’engagement d’une telle entreprise.
En débouchant hier soir, avec Dod et Phil, du dernier col qui plonge sur
le fiord Larsen Harbour et en repérant, tout au fond de cet étroit et
sinueux bras d’eau noire, le zodiac qui venait à notre rencontre pour la
dernière fois, j’ai revu défiler dans ma tête toutes ces étapes qui nous
ont amené jusqu’ici.
Les premières, que je croyais débonnaires et qui se sont avérées si
surprenantes et un tant soit peu sévères; A pied, ski sur le dos ou
chaussé dans des neiges vitreuses ou croûtée; Dans le blizzard, au
travers de massifs acérés, pas très hauts mais complètement givrés et
glaciaires.
Je me suis rappelé ces longueurs dans le brouillard et le vent à ne
pouvoir plus compter que sur la navigation par satellite et le bon
vouloir de nos montres GPS. Ces longs glaciers de dizaine de kilomètres,
si réduits sur la carte au « deux cent millième », la seule existante,
criblés de crevasses qui jamais ne nous auront avalé. Je me suis rappelé
aussi ces interminables journées à rallonge profitant au mieux des
quelques moments d’éclaircie que le ciel nous accordait sur le Kohl
plateau et de ces trois jours de crux pour forcer le passage entre
l’immense masse glaciaire du Paget et la cote Sud. Là, nous savions que
se trouvait le passage clé. Passer par le Sud Ouest, cela voulait dire
qu’à la moindre erreur, au moindre accident, aussi minime soit-il, au
moindre coup de vent du Sud, se serait le piège, sans secours et sans
aucun moyen d’évacuation.
La jonction avec Isabelle à Ducloz Head, seul mouillage envisageable,
s’est faite grâce à la perspicacité et le sens de l’itinéraire de Dod et
Phil. Ce passage n’avait probablement jamais été réalisé auparavant.
Chaque col et chaque glacier qui nous paraissaient si anodins sur la
carte ont montré de quoi ils étaient capables : nous barrer le passage
par de complexes labyrinthes de crevasses ou par des pentes de neige
impraticables en pulka qu’il a fallu à maintes reprises porter sur le
dos ou tenir à bout de bras. Isabelle et son équipe nous attendaient,
comme convenu, après avoir fait le tour de l’île de nuit entre les
icebergs. Juste ce qu’il fallait pour nous ressourcer, sécher les
affaires trempées, les chaussures gorgées d’eau et nous renvoyer dans la
bataille avant que l’ancre ne ripe et qu’Ada n’aille se faire drosser
sur les récifs. C’était en comptant aussi sur l’engagement des
transbordements en Zodiac, risquant de se retourner sous les déferlantes
ou recevoir des tranches de glace du front glaciaire.
Le passage de Ducloz Head au glacier Brogger était le gros morceau :
Traverser trois glaciers successifs aux dimensions himalayennes, sous la
masse angoissante du Paget, et franchir la lugubre « Austin Head » qui
s’élève à plus de trois cent mètres, interdisant le passage vers le
glacier Brogger. Profitant de l’accalmie éphémère, nous nous risquons à
tutoyer en bateau les fronts glaciaires qui dégueulent dans l’eau
glaciale, dans le but de repérer d’éventuelles faiblesses de leur relief
et d’imaginer un itinéraire possible. Nous en entrevoyons un, mais il ne
sera jamais possible de tout voir. Certaines sections restent
invisibles. Dod, Agnès et Tristan, engoncés dans leur tenue de
polichinelle isotherme, tentent une dépose des pulkas au pied du
Brogger. Il faut pour cela se faufiler entre deux murailles de glace et
batailler deux heures dans le « brash », terme utilisé pour décrire la
couche de morceaux de glace qui recouvre la surface de l’eau. Sur Ada,
nous guettons avec inquiétude leur retour, je n’aime pas trop cette
prise de risque. Surtout ne pas crever le zodiac, l’abordage sur la
petite plage caillouteuse faille tourner à la catastrophe. Le Zodiac se
fait prendre par un rouleau et l’atterrissage est sévère, mais tout le
monde est sauf et les pulkas sont déposées de façon bien stratégique,
retournées pour ne pas faire le bonheur des skuas, ces oiseaux voraces
et ravageurs. Elles nous attendront pour tailler la route par le Brogger
une fois cette dernière section franchie.
Le vent va forcir et tourner au Sud-Ouest, Isa ne peut plus rester. Elle
doit aller s’abriter quarante cinq mille plus au Sud, à la pointe de la Géorgie.
Autant dire qu’elle ne pourra plus rien pour nous. Le temps est
médiocre, mais nous n’avons plus le choix. Il faut y aller. Cette
journée sera la plus éprouvante et dangereuse. Nous le savions, nous
l’avons voulu, nous l’avons ! Pluie, vent et brouillard, ce sera le menu
du jour. Pas une fenêtre ne nous sera accordée. Une traversée ça se
gagne. Le premier glacier se franchit à peu près sans encombre en
suivant une rampe de neige parcourue de crevasses sur plus de cinq cent
mètres. Le deuxième, par contre s’avère beaucoup moins accueillant.
Après avoir, à tort, pensé que nous allions trouver une rampe équivalente, c’est la consternation. Nous pilons sur un promontoire : à
nos pieds une vision apocalyptique, celui d’un chaos de crevasses
infranchissables s’effondrant dans un bras de mer nous sépare
définitivement d’Austin Head. La pluie commence à nous pénétrer malgré
notre équipement Adapté mais il faut bien se replier. La remontée du
glacier dans le brouillard est inéluctable. Une seul issue possible, le
contourner par en haut et rejoindre la rive opposée. Ensuite, seul
l’esquisse d’un cheminement de rimaye en rimaye, entr’aperçu entre deux
nuages nous apparaît salvateur. Il le sera. Il le sera, mais au prix
d’un difficile parcours, déchaussant et rechaussant à tour de bras,
courant dans le sorbet sous les langues de séracs instables et dérapant
sur les névés noircis de schistes pilés. Transis jusqu’aux os nous
atteignons enfin la base de ce que nous espérons être le col qui nous
sépare de l’ultime glacier à traverser pour rejoindre nos pulkas, notre
tente, nos vivres et nos affaires sèches.
L’ascension de cette coulée de gravas d’une centaine de mètres,
partiellement recouverte de névés ramollis, a l’avantage de réchauffer
nos corps transis et vidés. Un cri de joie retentit quand Dod atteint le
col. C’est le bon ! Dix mètres de désescalade et c’est la neige qui nous
attend en une pente facile. La traversée du dernier glacier, c’est du
gâteau, vu ce que nous venons de vivre, d’autant plus que la rive droite
est recouverte de neige jusqu’aux dernières moraines. Huit heures du
soir, trempé dans mon duvet, j’appelle Isabelle depuis l’Iridium pour la
rassurer. J’apprends qu’eux aussi ont passé une sale journée, malmenés
par plus de quarante nœuds. Bousculés par les rafales, ce n’est pas sans
lutter qu’ils ont pu rejoindre le mouillage de Larsen Harbour. Même en
bateau, la bataille peut être rude et c’est bien entendu ce qui nous
unis, marin et montagnard, dans ces terres inhospitalières où nous
menons finalement le même combat.
Je me suis rappelé enfin, la récompense des Dieux du Sud pour la section
finale. La remontée de l’immense glacier Brogger puis du Spenceley et
tout ceux qui suivent. En deux jours, nous déroulons et avalons les
kilomètres de tapis blanc avec bonheur. La nuit froide et humide que
nous devons à nos duvets toujours gorgés d’eau, est vite oubliée devant
le cadeau qui nous est offert. C’est immense mais tellement beau quand
le vent tombe et quand le bleu du ciel apparaît au travers de l’abside à
cinq heures du matin, nous livrant la magie de ce spectacle blanc
parsemé de sommets aussi beaux les uns que les autres. Le Mont Baume, le
Mont Paterson, le Carse, le Dow et le Sarbuck Peak, chacun à lui seul a
la carrure d’un véritable objectif alpin associant verticalité et
technicité. Mais voilà, dans cet espace perdu où l’accessibilité est
aussi difficile que la grimpe, quelque chose au fond de moi-même me dit
que ces faces ne sont pas prêtes d’être gravies ce qui leur donne à mes
yeux la virginité qu’elles méritent. |