Face nord des Grandes Jorasses
L'éperon Croz / Début par la voie des Slovènes -
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14 et 15 Octobre 2011 avec Gaylord Dugué
Crédits photos, vidéo et textes: Morgan Baduel (sauf mentions contraires)

Un jour avant notre départ d'Auvergne nous apprenons que le train du Montenvers est en maintenance. Nous partirons à pieds de Chamonix jusqu'à Leschaux. Après avoir pris notre temps et arrivons en milieu d'après midi au refuge. Peu de temps après nous voyons d'autres personnes remonter le glacier de Leschaux. Trois choisirons l'option bivouac à la rimaye du Croz, deux Anglais nous rejoignent, et deux autres vont vers l'éperon Walker faire la Gousseaut-Desmaison. Les Anglais ont choisi le même itinéraire que nous.

Nous nous levons à 2h30. D'un pas décidé nous cherchons à être les premiers dans la voie. Les english partis en mode sac à main nous devancent à la rimaye où nous croisons la cordée de 3 qui a bivouaqué. J'ai anormalement les jambes lourdes depuis le début de l'approche et je me sens mou... Nous passons la rimaye. Gaylord arrivé en bout de corde fait relais dans la glace. On sort le second brin de corde et je démarre, il fait encore nuit noire. J'arrive dans une goulotte à 70° qui n'a rien d'impressionnant sauf qu'au bout de quelques mètres je touche le granit avec mes lames de piolet! Mon dernier point est loin derrière moi à environ 30m... J'avance et me retrouve dans du sucre plaqué sur le rocher, je ne trouve rien pour me protéger et grimpe sur des œufs de peur de désancrer mes piolets qui ne servent plus qu'à m'équilibrer... Gaylord grogne dans la pénombre parce que ça va trop lentement! Je rejoins la bonne glace de goulotte et ancre mes piolets solidement, un relais sur piton se présente à moi. Le leader de la cordée de 3 arrive aussi au relais. Soudainement nous entendons des chutes de pierres dans la pénombre déclenchées par nos deux Anglais au dessus de nous, je me colle de dos contre le granit, les sifflements s'accentuent, se rapprochent. Le grimpeur à côté de moi reçoit un projectile sur le bras qui le cloue sur place et moi dans le dos. Mon sac absorbe la totalité du choc et je n'ai aucun mal. Par contre le gaillard à côté de moi déguste méchamment, rien de cassé mais probablement une sévère contusion. Gaylord passe devant et nous rentrons dans la face.

Le premier névé s'offre à nous, nous avançons corde tendue jusqu'à ce que le leader se retrouve dépouillé de tout matériel. Arrivé dans la goulotte entre le premier et second névé ça parpine pas mal encore! Je remonte le second névé à l'allure d'un escargot! J'ai toujours les jambes lourdes, je suis conscient que je rame et ça me gonfle... Je fais relais avant la soi-disant longueur clef : un plaquage de glace à 80°/85°. Gaylord part dedans, la corde se tend, je le rejoins. Elle est absolument démente! Il s'agit de louvoyer au mieux sur le plaquage pour trouver de la glace grimpable, instant magique.

Nous débouchons sur le troisième névé. Peut être est-ce le fait de m'être fait vraiment plaisir dans la longueur qui précède mais je sens que ça va mieux. J'ai moins ce sentiment de lourdeur et retrouve mon rythme de croisière. Je remonte tout le troisième névé jusqu'au début de la zone mixte.

Relais non conventionnel sur une broche courte et mon piolet. Gaylord attaque le mixte pas très dur et tout de même délité car je reçois en pleine tête un caillou qui me sonne littéralement. Nous arrivons sur le fil du Croz, il est 15h... Je pars dans du dry pas très dur mais esthétique. Nous croisons 4 spits reliés par des anneaux, surement installés pour un secours. On ne peut plus faire de corde tendue le terrain ne s'y prête plus mais ça fait plaisir de mettre un bon friend dans le granit. Gaylord traverse jusqu'à un relais sur trois bons pitons à l'entrée de la goulotte de sortie.

C'est à mon tour d'y aller, sauf qu'il n'y a plus de glace sur 8 m. mais du granit plutôt friable. Nous savions qu'il y'avait eu un secours du PGHM ici dans cette longueur dans la semaine! Arrivé dans le bordel je m'aperçois qu'il n'y a aucune fissure pour protéger. C'est quasiment vertical, mes lames et crampons sont POSÉS sur des croutes qui cassent quand je mets les pieds dessus... La glace est encore bien loin. Le poids du sac et le doute m'envahissent. J'annonce à Gaylord qu'il y'a vraiment moyen que je me viande. Je désescalade jusqu'au relais. Gaylord tente le coup, il faut sortir nous sommes juste sous le sommet. Il part sans sac, grimpe avec difficulté ce passage vraiment pourri et expo. Les crampons raclent dans tous les sens ; un bout de fissure se présente à lui dans lequel il loge un petit C3 psychologique. Et puis PAF ! Il plante enfin un de ses 2 piolets dans la glace, qu'il remonte après lui avoir logé une solide broche. Je remonte la sordide longueur en décoinçant son sac qu'on hisse difficilement. Je suis en grand écart crampons à plat, la crampe survient!! Je regarde entre mes jambes les 1000 m. de vide. Arrivé au relais, le teint de Gaylord est semblable à celui d'un lavabo!

Pour couronner le tout à 60 m. du sommet, un sac de nœud se produit nous faisant perdre encore 15-20 minutes. Je trace vers la suite en entendant derrière nous la cordée des 3 : "Euh.. Gaylord... La longueur là ça n’ a pas l'air évident?? Non??!" J'apprendrais plus tard que leur leader s'est gauffré dans ce passage. Son gros sac avec le duvet l'a amorti et leur a évité un probable tour d'hélico. En parlant d'hélico nous entendons un rotor qui provient du versant italien. Je remonte la goulotte le plus vite possible, j'ai mes mollets défoncés. Les morceaux de glace ricochent dans ce goulet qui est un véritable coupe gorge! J'arrive au soleil, enfin, 20 m. sous la pointe Croz. Nous sommes sur l'arête. Gaylord me rejoint il est 17h.

Le soleil se couche à 19 h. et nous devons descendre très vite pour rattraper les traces de la voie normale et les rappels du Reposoir. Nous sautons une rimaye, où un des deux anglais n'a pas eu de chance : en la sautant il s'est blessé au genou d'où le bruit d'hélico qui les a treuillé. Nous sommes pris par la nuit sur les rochers du Reposoir. Ces derniers sont tous couverts de neige mais heureusement nous suivons depuis le début une bonne trace qui provenait de la pointe Walker. Régulièrement nous nous retournons vers la pointe Croz pour voir si les frontales du trio qui était derrière nous apparaissent... Ils sortiront au sommet au crépuscule et bivouaqueront dans la zone de rappels sur le versant Italien. Nous arriverons à Boccalate à 21h30.

Le réchaud ronronne une dernière fois pour faire bouillir de l'eau, le Bolino du soir sera très réparateur. Sous les couvertures du refuge je n'arrive pas à trouver le sommeil malgré cette longue journée. Parcourir cette mythique face était un rêve. Tout est passé trop vite. Le passage qui m'a le plus marqué demeure l'arrivée sur le fil du Croz 150 m.  sous le sommet où tout se dévoile d'un coup: l'éperon Walker, la Mac Intyre-Colton, La Bonatti-Vaucher, etc... Toutes ces voies et cette muraille portent en elles l'histoire de l'alpinisme, tel un temple dans lequel chaque ascension tient du pèlerinage.
Au petit matin nous refaisons notre sac avant le retour dans la vallée. En rangeant mon casque, je me rappelle avoir pris une pierre sur la tête et le ressort pour voir s'il est intact. Mon Météor qui était quasi neuf a explosé à l'arrière. Il est fissuré de partout et a un impact qui lui a enfoncé la calotte. Lucky Man!

La descente dans la vallée, bien que longue, fut apaisante. En partant de Chamonix nous avions laissé derrière nous la faune et la flore, au profit du monde minéral ; nous retrouvons l'univers végétal, paisible, puis peu à peu l'humanité.

Merci à toi Gaylord qui a grandement porté le rythme et l'efficacité de notre cordée. Je n'ai pas encore, comme toi, l'expérience des voies d'ampleurs mais j'y aspire...